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L'astragale de Cassiopée
19 mai 2011

Visegrad : à l'est du nouveau

Je vous propose un article publié par Stratfor, un bureau d'analyse stratégique américain auquel je suis abonné.  Ce texte m'a paru suffisamment important pour le traduire et le (re)diffuser.

 

Visegrad : une nouvelle force européenne militaire

17 mai 2011 Par George Friedman

 

 

 Visegrad_Geography_800

À l’heure où les Palestiniens manifestent et où le Fonds monétaire international est dans la tourmente, il parait plutôt étrange de se concentrer cette semaine sur ce qu'on appelle le Groupe de Visegrad. Mais ce n'est pas une fantaisie. Ce que le Groupe de Visegrad a décidé de faire la semaine dernière, je pense, résonnera pendant des années, longtemps après que la tentative de viol dont Dominique Strauss-Kahn est suspecté aura été oubliée et bien avant que la question israélo-palestinienne soit résolue. Le côté obscur de la décision pour la plupart des gens situés en dehors de la zone ne doit pas faire oublier son importance.

 

La zone en question est l'Europe - plus précisément, les États qui avaient été sous domination soviétique. Le Groupe de Visegrad, ou V4, se compose de quatre pays - la Pologne, la Slovaquie, la République tchèque et la Hongrie - et tire son nom de deux réunions tenues au château de Visegrad (dans l’actuelle Hongrie) au 14ème siècle entre les souverains des royaumes médiévaux de Pologne, de Hongrie et de Bohême. Le groupe s’est reconstitué en 1991 après la fin de la guerre froide en Europe sous le nom de Triangle de Visegrad (à cette époque, la Slovaquie et la République tchèque ne faisaient qu’un). Le but était de créer un cadre régional après la chute du communisme. Cette semaine, le groupe a pris un tour nouveau et intéressant. Le 12 mai, le Groupe de Visegrad a annoncé la formation d'un "groupement tactique", sous le commandement de la Pologne .

 

Le groupe de combat serait opérationnel en 2016 en tant que force indépendante et ne ferait pas partie du commandement de l'OTAN. En outre, à partir de 2013, les quatre pays débuteraient des exercices militaires sous les auspices de la Force de réaction de l'OTAN.

 

Depuis la chute de l'Union soviétique, l'objectif principal de toutes les nations du groupe de Visegrad a été de devenir membres de l'Union européenne et l'OTAN. Ils évaluaient leur position stratégique sous trois aspects. Tout d'abord, ils estimaient que la menace russe avait diminué, si elle n’avait pas disparu, après la chute de l'Union soviétique. Deuxièmement, ils estimaient leur avenir économique lié à l'Union européenne. Troisièmement, ils croyaient que l'adhésion à l'OTAN, avec une forte implication des États-Unis, permettrait de protéger leurs intérêts stratégiques. Ces derniers temps, leur analyse s’est clairement modifiée.

 

Premièrement, la Russie a radicalement changé depuis les années Eltsine. Son pouvoir dans l’ancienne sphère d'influence soviétique a sensiblement augmenté, et en 2008 elle a mené une campagne militaire réelle contre la Géorgie. Depuis lors, elle a également étendu son influence dans les autres ex-républiques soviétiques. La crainte sous-jacente des membres du groupe de Visegrad vis-à-vis de la Russie, fondée sur une mémoire historique prégnante, s’est intensifiée. Ces pays sont à la fois la ligne de front face à l'ex-Union soviétique et ceux qui sont les moins portés à croire que la guerre froide n’est plus qu’un vieux souvenir.

 

Deuxièmement, l'engouement pour l'Europe, sans avoir disparu, s’est érodé. La crise économique en cours, de nouveau maintenant centrée sur la Grèce, a soulevé deux questions: a) l'Europe comme entité est-elle viable et b) les réformes proposées pour stabiliser l'Europe représentent-elles une solution pour eux ou plutôt pour les Allemands ?

 

Ce n'est pas qu'ils aient abandonné en aucune façon le désir d'être Européens, ni qu'ils aient complètement perdu la foi dans l'Union européenne en tant qu'institution comme en tant qu’idée. Néanmoins, il serait déraisonnable de s'attendre à ce que ces pays soient à l'aise avec la direction que l'Europe a prise. Si l'on veut des preuves, il suffit de voir le malaise de Varsovie et de Prague face aux questions sur la date éventuelle de leur entrée dans la zone euro. Ce sont les deux économies les plus fortes en Europe centrale, et aucune de montre d’enthousiasme à l'euro.

 

Enfin, il y a de graves questions quant à savoir si l'OTAN fournit un parapluie de sécurité authentique pour la région et ses membres. Le concept stratégique de l'OTAN , qui a été rédigé en Novembre 2010, a suscité de graves préoccupations sur deux points. Tout d'abord, il y a eu la question du degré d'engagement américain dans la région, considérant que le document a cherché à élargir le rôle de l'alliance à des théâtres d’opérations hors d’Europe. Par exemple, les Américains ont promis un total d'une brigade à la défense de la Pologne dans le cas d'un conflit, bien au-dessous ce que la Pologne juge nécessaire pour protéger la plaine nord européenne.

 

Deuxièmement, la faiblesse générale des armées européennes signifie que, volonté ou pas, la capacité des Européens à participer à la défense de la région est sujette à caution. Certes, Les événements de Libye, où l'OTAN n'a eu ni volonté politique unanime, ni participation militaire de la plupart de ses membres, se devaient de soulever des doutes. Ce n'était pas tant le bien-fondé de la décision de déclencher la guerre, que l'incapacité à mettre en place une stratégie cohérente et à déployer les moyens adéquats, qui ont soulevé la question de savoir si l'OTAN serait plus efficace pour protéger les nations du groupe de Visegrad.

 

Il ya une autre considération. L'engagement de l'Allemagne vis-à-vis de l'OTAN et de l'UE s’est effrité. Les Allemands et les Français se sont divisés sur la question la Libye, et en fin de course l'Allemagne cédant politiquement, mais refusant d'envoyer des forces. La Libye pourrait bien rester dans les mémoires, moins pour le sort de Mouammar Kadhafi que pour le fait que c’aura été la première rupture stratégique importante entre l'Allemagne et la France depuis des décennies. L’Allemagne a eu pour stratégie nationale de rester étroitement alignée avec la France afin de créer une solidarité européenne et d'éviter les tensions franco-allemandes qui avaient troublé l'Europe depuis 1871. Cette pièce maîtresse de la politique étrangère allemande a été suspendue, au moins temporairement.

 

Les Allemands ont de toute évidence du mal à consolider l'Union européenne et se posent des questions précisément jusqu’où ils sont prêts à aller pour le faire. Il ya des forces politiques puissantes en Allemagne qui mettent en doute la valeur de l'UE pour l'Allemagne, et chaque nouvelle vague de crises financières nécessitant l'argent allemand, renforce ce sentiment. Dans l'intervalle, les relations avec la Russie allemande sont devenus plus importantes pour l'Allemagne. En dehors de la dépendance allemande vis-à-vis de l'énergie russe, l'Allemagne a des possibilités d'investissement en Russie. La relation avec la Russie devient de plus en plus attrayante pour l'Allemagne en même temps que la relation à l'OTAN et l'UE est devenue plus problématique.

 

Pour l'ensemble des pays de Visegrad, toute sensation d'un éloignement croissant allemand de l'Europe et d'une relation économique germano-russe croissante déclenche un signal d’alarme. Avant les élections biélorusses y avait un espoir en Pologne que les éléments pro occidentaux vaincrait, face au régime non réformé au moins dans l'ex-Union soviétique. Ce n'est pas arrivé . En outre, les éléments pro-occidentaux n'ont rien fait pour s’implanter solidement en Moldavie ni pour renverser le gouvernement pro-russe en Ukraine aujourd'hui. L'incertitude sur les institutions européennes et sur l'OTAN, couplée à l'incertitude quant au centre d’intérêt de l'Allemagne, a provoqué un réexamen stratégique - de ne pas abandonner l'OTAN ou l'UE, bien sûr, ni engager de confrontations avec les Russes, mais de se préparer à toutes les éventualités.

 

C'est dans ce contexte que la décision de former un groupe de combat propre au groupe de Visegrad doit être considérée. Une telle force indépendante, un concept généré par l'Union européenne dans son plan de défense européenne, n'a pas suscité beaucoup d'enthousiasme, ni été largement mise en œuvre. Le seul exemple véritablement sérieux d'un groupe de combat est l'efficacité du Groupe de combat nordique, ce qui n'est pas surprenant. Les pays nordiques partagent les mêmes préoccupations que les pays de Visegrad - l'évolution future de la puissance russe, la cohésion de l'Europe et l'engagement des États-Unis.

 

Dans le passé, les pays de Visegrad auraient été peu disposés à entreprendre quelque chose qui ressemble à une politique de défense unilatérale. Dès lors, la décision est significative en soi. Cela nous donne une idée de la façon dont ces pays évaluent l'état de l'OTAN, le spectre d'attention des États-Unis, la cohérence européenne et la puissance russe. Ce n'est pas le groupe de combat lui-même qui est important, mais la décision stratégique de ces pays de former une sous-alliance, en quelque sorte, et de commencer à prendre la responsabilité de leur propre sécurité nationale. Ce n'est pas ce à quoi ils s’attendaient ni ce qu’ils voulaient faire, mais il est important de noter qu'ils se sont sentis obligés de commencer à bouger dans cette direction.

 

Tout aussi significative est la volonté de la Pologne de commander la formation militaire et de prendre la tête du regroupement. La Pologne est loin le plus grand de ces pays, et celui dans la position géographique la moins avantageuse. Les Polonais sont piégés entre les Allemands et les Russes. Historiquement, lorsque l'Allemagne se rapproche de la Russie, la Pologne a tendance à en pâtir. On n'en est pas du tout là, mais les Polonais comprennent les possibilités. En Juillet, les Polonais présidera l'UE pour six mois. Ils ont été clairs ; l'une de leurs priorités sera la puissance militaire de l'Europe. Évidemment, il ne va pas se produire grand-chose en Europe en six mois, mais cela indique où la Pologne met l'accent.

 

La militarisation de la V4 (un raccourci bien américain pour les 4 pays de Visegrad) est contraire à son intention initiale, mais est en accord avec les tendances géopolitiques dans la région . Surinterprétation de ma part ? Réaction excessive de la part de la V4 ? ce n'est ni l’un ni l’autre. Pour la V4, le groupe de combat est une réponse modeste aux schémas qui se dessinent dans la région, (cf. STRATFOR Prévisions annuelles 2011). Pour ma part, je regarde ces nouveaux schémas non pas comme des déviations du schéma principal, mais comme une rupture définitive des concepts de l'après-guerre froide. À mon sens, le monde post guerre froide a pris fin en 2008, avec la crise financière et la guerre russo-géorgienne. Nous entrons dans une ère nouvelle, qui n’a pas encore sans nom, et nous assistons aux premiers craquements de l‘ère post guerre froide.

 

J'ai soutenu dans des livres et des articles précédents, que les intérêts divergent entre les pays européens à la périphérie de la Russie et ceux plus à l'ouest, en particulier l'Allemagne. Pour les pays de la périphérie, il ya un sentiment perpétuel de l'insécurité, généré tant par la puissance russe comparée à la leur propre, que par l'incertitude sur le fait de savoir si le reste de l'Europe serait prête à les défendre en cas d'action de la Russie. Le V4 et les autres pays du sud d'entre eux ne sont pas aussi optimistes quant aux intentions de la Russie que d'autres qui sont situés plus loin. Peut-être devraient-ils être, mais les réalités géopolitiques commandent ; conscience, insécurité et méfiance définissent cette région.

 

J'avais aussi fait valoir qu'une seule alliance des quatre pays au nord est insuffisante . J'ai utilisé le concept de "Intermarium", qui avait d'abord été présenté après la Première Guerre mondiale par le polonais Joseph Pilsudski, qui avait compris que l'Allemagne et l'Union soviétique n’étaient pas définitivement affaiblies et que la Pologne et les pays libérés de l'empire des Habsbourg devraient être capables de se défendre sans devoir compter sur la France ou la Grande-Bretagne.

 

Pilsudski proposait une alliance s'étendant de la mer Baltique à la mer Noire et regroupant les pays à l'ouest des Carpates - la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie. Dans certains cas, ce la incluait la Yougoslavie, la Finlande et les pays baltes. Le fait est que la Pologne devait avoir des alliés, que personne ne pouvait prévoir la puissance allemande et soviétique ni leurs intentions, et que les Français et les Anglais étaient trop loin pour venir en aide.

 

La seule aide pour la Pologne serait une alliance fondée sur la géographie – venant de pays qui n'ont pas le choix. Il en résulte que l'évolution logique consiste à étendre la coalition du groupe de Visegrad. Lors de la réunion des ministres de la défense du 12 mai, il a été question d'inviter l'Ukraine à rejoindre le groupe. Il y a vingt ou même il ya dix ans, ç’aurait été une option viable. L'Ukraine avait une marge de manoeuvre. Mais cela même qui rend le groupe de combat V4 nécessaire - la puissance russe – est ce qui limite ce que l'Ukraine peut faire. Les Russes sont prêts à donner à l'Ukraine une large liberté de manœuvre, mais ça n'inclut pas une alliance militaire avec les pays de Visegrad.

 

Une alliance avec l'Ukraine apporterait une importante profondeur stratégique. Elle est bien peu probable. Cela signifie que l'alliance doit s’étendre au sud, à la Roumanie et à la Bulgarie. La tension persistante entre la Hongrie et la Roumanie sur le statut des Hongrois de Roumanie rend cela difficile, mais si les Hongrois peuvent vivre avec les Slovaques, ils peuvent vivre avec les Roumains.

 

En fin de compte, la question intéressante est de savoir si la Turquie peut être convaincue de participer à cela, mais c'est une question très éloignée des  la pensée turque maintenant. L'histoire devra avoir sérieusement évolué pour que cela se produise. Pour l'instant, la question est celle de la Roumanie et de la Bulgarie.

 

Mais la décision de la V4 à même de proposer une force armée  commandée par les Polonais est un de ces petits événements qui, je crois, seront considérés comme un tournant. Quoi que nous puissions tenter pour le banaliser et le placer dans un contexte familier, ça ne fonctionne pas. C’est l’apparition d’un nouveau niveau de réflexion sur une nouvelle réalité - la puissance de la Russie, la faiblesse de l'Europe et la fragmentation de l'OTAN. C'est bien la dernière chose que les pays de Visegrad voulaient faire, mais désormais ils ont fait la dernière chose qu'ils voulaient faire. C'est cela qui est important.

 

Les manifestations au Moyen-Orient et l'économie de l'Europe sont des événements notables et d'une importance immédiate. Il faut parfois détecter les choses qui ne sont pas encore significatives, mais qui le seront dans dix ans. Je crois que c'est un de ces événements qui ponctueront l'histoire européenne.

 

17 Mai 2011

 

reproduit avec l'autorisation de © Stratfor

 

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Commentaires
A
Ce que vous venez de poster, jean -Ollivier, est , me semble-t-il, particulièrement important.<br /> Qui a dit que la géostratégie n'avait pas de place ici . C'est tout à fait l'esprit de l'astragale que d'ouvrir à la connaissance , au partage, au plaisir.<br /> A quoi bon y venir chercher seulement ce qu'on saurait déjà ..Quel ennui !Bien à vous Kara.<br /> <br /> Par ailleurs bien avant l'explosion de la Yougoslavie, ouvertement certaines agences américaines en avaient fait leur programme .Ouvertement.Sans doute la presse avait-elle alors attiré l'attention sur quelque "chat écorché" tenant les gens en haleine .
J
pour celles ou ceux qui s'intéressent à la région, les Etats-Unis viennent de signer un accord militaire significatif avec la Roumanie. Dire que les Russes sont peu enthousiastes est une litote. Je ne vais pas le traduire parce que la géostratégie n'est pas du tout la vocation de ce blog, mais vous le trouverez sur :<br /> http://www.atimes.com/atimes/Central_Asia/ME18Ag01.html
H
Merci Jean-Ollivier. J'ai également trouvé cet article très intéressant et il y aurait beaucoup à dire mais pas le temps. Je pars demain matin pour dix jours de vacances.
K
*oups statue
K
Merci Jean pour la traduction de ce texte .<br /> <br /> Visegrád : un lieu un peu perdu , un regard sur le Danube, les ruines d'une ville fortifiée-comme le dit son nom-qui se prononce en hongrois :Vi CH é GRRR ád-la sensualité d'une statut de lion en terre rougie-<br /> oui -un lieu visité il y a quelques années déjà en compagnie de la nièce de Schulek János- <br /> <br /> La première remarque qui me vient à l'esprit : le groupe de Visegrád semble rassembler trois pays voire quatre- Chrétiens-<br /> <br /> S'il est envisagé d'y intégrer la Roumanie , nous serons en face d'un quintett à plusieurs langues :3 slaves qui se comprennent entre elles sans traduction-1 finno-ougrienne-1 latine -<br /> On peut se demander qu'elle sera la langue diplomatique-<br /> Nous quittons le quatuor chrétien <br /> La Bulgarie n'utilise pas le latinica : donc changement d'alphabet et de religion-<br /> Pour la Turquie , ce serait un changement de religion , également .<br /> Avec un peu d'humour on pourrait dire qu'elle aurait trois cent mots de communs avec la Hongrie : c'est déjà pas mal pour se comprendre!<br /> <br /> Comment tout cela pourrait il tenir ensemble et pour combien de temps<br /> <br /> Je suis très heureuse de vos billets .Merci ( c'est du bulgare ;o) beaucoup .K
L'astragale de Cassiopée
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