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L'astragale de Cassiopée
14 mai 2010

Muray Fields I

Je dois à Fabrice Lucchini de m'être enfin plongé dans l'oeuvre de Philippe Muray depuis que j'ai écouté le premier parler de ses lectures du second dans le cadre de l'émission "Répliques" de Finkielkraut.

 

Oh, bien sûr, Muray, je voulais le lire depuis longtemps, au moins son "Céline" et puis, avoir entendu Sollers (que je ne prends pas du tout pour un imbécile) dire que c'était probablement, au début de Tel Quel, Muray le plus bourré de talent de la bande ne laissait pas de me faire saliver... Mais voilà, je lisais toujours autre chose ou circumnaviguait dans la procrastination.

 

Mais aujourd'hui, je suis dedans, avec, pour débuter "Le XIXème siècle à travers les âges", écrit en 1983 et publié en 1984.

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Avant de revenir sur la ou les thèses de cet essai (ou éventuellement de ne pas y revenir du tout puisque l'ineptie consiste à vouloir conclure), je vous propose une découverte par des extraits. J'avoue que le dernier livre d'Onfray n'est pas pour rien dans le choix de ces premiers morceaux de choix. Je les dédie à Màc.

Quelques mots tout de même quant au style Muray, brillant, en effet vif et talentueux.

" On a souvent dit que le vieux monde du 19è avait sombré corps et biens dans la première grande boucherie mondiale. Dans la découverte ahurie d'épouvante que le moteur de l'Histoire n'était pas la lutte des classes mais la rivalité de nations. Leur haine intestine. Leur mimétisme d'intestins. La patrie, les frontières? Non : si on peut s'entretuer pour trois kilomètres de plus de territoire, c'est qu'il s'agit de trois kilomètres carrés de plus de morts. La terre, les morts, le sang. La religion des ancêtres. La guerre moderne repose sur le culte nécrophile qui n'a pas besoin d'être avoué pour être évident. Ce n'est pas le 19è siècle qui est mort en 1914, c'est le 20è qui, à peine né, a plongé dans la découverte de lui-même comme dixneuvièmité en acte. A travers l'enfer de fer, de feu, de boue, du national-occultisme-socialisme universel. La nationalisation intégrale de l'occulte dans sa socialisation achevée. Je l'ai déjà suggéré, Hitler n'est que la figure la plus cauchemardesque de tous les revivals dixneuvièmistes de notre temps. Comme socialiste d'abord, réalisateur et accomplisseur fanatique du marxisme  ayant simplement pris au sérieux, ainsi qu'il s'en vantait devant Raushning, le programme envisagé timidement par "ces âmes de petits boutiquiers et de dactylos" qu'étaient à ses yeux les socialistes et donnant  à leur "volonté de construction révolutionnaire" la logique du meurtre intégral. "Qu'avons-nous besoin de socialiser les banques et les usines? s'écriait-il. Nous socialisons les hommes." Disons les choses brutalement quitte à scandaliser : le marxisme, sous le Troisième Reich, a marché. Il a même couru comme la peste. Mais sans doute faudra-t-il  des siècles pour admettre que le nazisme a été bel et bien un marxisme non perverti... C'est-à-dire une guerre de croyances parfaitement lucide. Le programme d'extirpation du christianisme en Allemagne n'a fait que relever le grand défi progressiste théorisé au 19è. Hitler a aussi son chapitre dans l'histoire des religions qui continue : "Nous sommes nous aussi une Eglise..." "L'âme et l'esprit émigrent, exactement comme le corps retourne à la nature..." " Moi, j'ai découvert que le Juif est un bacille et le ferment de toute décomposition sociale..." "Un jour, la guerre sera finie. A ce moment, j'entreprendrai la dernière oeuvre de ma vie, la solution du problème religieux" [...]

Le nazisme a été cela aussi, un baquet magique aimanté pour le ramassis des candidats à l'initiation : "Tous les ambitieux médiocres, tous ceux dont les aspirations n'ont pas trouvé satisfaction, et qui naguère se faisaient nudistes, végétariens, édéniens, ennemis de la vaccination, anticléricaux, fanatiques, biosophes, ces réformateurs de tout poil qui érigeaient leurs marottes en systèmes ou fondement des religions de bazar, tous ces dévoyés s'entassent maintenant avec enthousiasme dans la nacelle du gigantesque ballon nazi..." Le matin des naziciens, c'est cela même. La rentabilisation de la magie par le tripotage des cadavres."

" Inutile de s'étonner que tout le monde achoppe sur cette question du socialisme dans ses rapports à l'antisémitisme. Tant que l'on aura pas vraiment admis que l'universel désir d'Harmonie, de fusion obligatoire des jouissances égalisées, entraîne obligatoirement la folie de liquidation d'un seul ou de quelques-uns, on n'aura pas beaucoup avancé du côté des véritables Lumières..."

"On croit chaque jour avoir tout lu sur le sujet, ne plus rien avoir à apprendre. On n'en finira pas, en réalité. On n'en finira jamais. On n'explorera jamais assez les tripes puantes de l'antisémitisme, son mystère d'infamie sans mesure. La bonne conscience générale en a fait une passion "de droite" pour bloquer l'enquête. C'est vrai, mais bien entendu à cinquante pour cent. L'antisémitisme de "gauche", lui, reste encore dans le brouillard. Archives planquées, illusions. La férocité antijuive inouïe de Luther commence à peine à émerger. "Luther inspirateur de Hitler" est une formule qui va sûrement mettre encore beaucoup de temps à être digérée. "Luther influenceur du socialisme" rencontre encore plus de résistances."

Et, en ajout:

" Mais d'abord maintenant, ici même, où en sommes-nous exactement? Comment en sommes-nous arrivés à ce monde-ci d'après le monde, ce 19è d'après le 20è, plus vrai, plus réel que le 20è? Un post-monde devenu arrière-monde? Les événements terminés avant d'être arrivés, roulant à l'intérieur d'eux-mêmes toutes les utopies de post qu'on voudra, postidées et postsocial, postféministes, postromantismes, postoccultismes, post-avant-gardes, postmodernité, postprogressisme. Postmortem et postface. Avec cette bizarre impression d'une postsynchronisation générale et légèrement ratée, décalée. Un doublage mal ajusté des corps aux voix, des voix aux bouches en mouvement, des bouches à l'intérieur des têtes et des têtes aux réflexes qui les traversent, aux sensations, aux affects, aux proclamations, aux prises de position, aux confidences en tête à tête derrière ces prises de position. Inutile d'en dire plus là-dessus. Jour après jour les médias suffisent pour détailler le phénomène, rappeler que nous ne sommes plus que l'addition statistique mobile d'opinions personnelles imperceptibles. Un ensemble d'intentions de vote déjà connues et avalées bien avant le jour du scrutin. Les fantômes de nous-mêmes ont une formidable longueur d'avance sur nous à présent. Notre armée de spectres, de simulacres, de doubles, de simulations de sondage; avec la batterie de mesures préventives, de protections et sécurités qui nous précèdent désormais. Le projectile humain a des difficultés avec les frottements de l'air, les résistances, il est moins rapide que le fantôme, c'est bien normal. Nos doubles vivent nos aventures. Difficile de les rattraper. Il me semble d'ailleurs que certains écrivains avaient dès longtemps senti le vent et tenté de prendre une longueur d'avance, piquer un sprint prévisionnel, battre les spectres sur le cendron de leur propre piste. Peut-être est-ce la raison pour laquelle quelques-uns très grands, très lucides, prirent cet air de leur vivant, cette allure de morts au monde? Cette ironie de derrière les choses, derrière le stade à simulacres et la course perdue d'avance? Kafka replié sous son humour et ses livres qu'il voulait qu'on brûle. Mallarmé avalant sa langue pour devenir la goutte de néant qui manquait à l'océan. Proust dissous dans les fumigations. Rimbaud qu'on perd de vue tout de suite. Céline passant de l'autre côté du roulement à billes de ses trois points. Artaud pourchassant ses propres suppôts fornicateurs. Et Baudelaire... Mais j'y reviendrai. Et d'autres qui n'étaient pas écrivains mais qui firent eux aussi, toujours, d'étranges mémoires d'outre-tombe. "Il est meilleur que je sois comme n'étant pas", murmurait Van Gogh. Voilà. La vie semble liquidée, nous sommes ces survivants démodés."

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Commentaires
H
Merci Pado d'être revenu sur vos choix. Me concernant, Camilleri rien lu, Leon rien lu, Markaris rien lu et Montalban slt "Les mers du Sud"... Mais suis encore assez jeune alors pas encore compris que le polar était la forme achevée de l'écriture ;o)
M
... est un très grand écrivain dont une partie de l'œuvre est occultée par ses "policiers", formidablement écrits.<br /> Camillieri est très très bon, mais ce qui est curieux chez lui c'est sa façon de se placer dans l'ombre tutélaire de Pirandello... Il le raconte dans un livre-entretien... Son grand-père et toute sa famille est liée aux Pirandello par la ville et par une affaire de soufrière, je crois me rappeler. En plus, Camillieri a écrit quelques dictionnaires pirandelliens...<br /> Non, si je comprends un peu le sicilien, le sarde n'a pas grand-chose à voir avec cette langue.<br /> Le sarde est bien plus proche de ce qu'on appelle le bas-latin.
J
"scusi,Ich been müde" , Kara...trois langues en une si courte phrase...un nouvel esperanto? <br /> jibouilles :)
J
pour ces commentaires; parfaitement ok avec vous sur Montalban; lire tout. J'aime bien Camillieri, mais pas tout. La forme de l'eau et Chien de Faïence dominent selon moi. Les deux autres, je connais mal (j'avais lu Mort à la Fenice, cependant). A voir, donc.<br /> Salut tutti!
.
*s'y retrouve Scusi ich been mude...
L'astragale de Cassiopée
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