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L'astragale de Cassiopée
10 mai 2011

Toutes les grenouilles coassent avant l'orage

Toutes les grenouilles coassent avant l'orage : Dostoïevski contre Tolstoï sur les interventions humanitaires

James Warner, 3 mai 2011

J'ai lu sur opendemocracy un article de James Warner (All the frogs croak before a storm: Dostoevsky versus Tolstoy on Humanitarian Interventions http://www.opendemocracy.net/james-warner/all-frogs-croak-before-storm-dostoevsky-versus-tolstoy-on-humanitarian-interventions

 

J'ai pensé que cet article, aux confins de la politique et de la littérature, pourrait intéresser nos visiteurs. Je l'ai traduit, avec l'aide de Google, ce qui n'est pas bien, surtout quand on se présente comme traducteur, mais ce qui fait gagner du temps. La traduction automatique a été sérieusement revue, mais bon... après tout, ce n'est qu'un article.
Le voici.

 

Dostoïevski était en faveur d'une intervention militaire dans les Balkans, Tolstoï y était opposé. Les arguments qu'ils avancèrent sont étonnamment pertinents au vu de nos propres guerres actuelles.

De l'été 1876 au printemps de 1877, le débat public a fait rage en Russie sur l'opportunité de s'engager dans le conflit dans les Balkans. Fiodor Dostoïevski était passionnément en faveur d'une intervention militaire, pour des raisons humanitaires et patriotiques. Léon Tolstoï, bien qu’il ne fût pas encore un pacifiste à part entière, ne voyait aucun motif pour la Russie de s'impliquer.

Un peu d'histoire - à l'été de 1875, les chrétiens orthodoxes en Herzégovine se révoltèrent contre leurs maîtres ottomans. En 1876, les principautés slaves de Serbie-et-Monténégro déclarèrent la guerre à la Turquie, et il y eut un soulèvement en Bulgarie. En Russie, la cause serbe bénéficait d’un soutien fervent. Les Russes envoyèrent volontairement de l'argent et des fournitures médicales aux Slaves orthodoxes, et de nombreux volontaires russes allèrent se battre dans les Balkans. Les journaux russes endossèrent la cause serbe, comme en témoigne cette discussion fictive entre Koznyshev et le Prince Shcherbotsky dans Anna Karenine, le roman de Tolstoï.

« Toutes les parties les plus disparates du public éduqué, hostile avant, sont fusionnés en un seul. Chaque division est à bout, tous les organes de presse disent toujours la même chose encore et encore, tous sentent la puissance du torrent qui les dépasse et les entraîne dans une direction ».

 «Oui, tous les journaux disent la même chose, dit le prince. «C'est vrai. Mais si c'est la même chose lorsque toutes les grenouilles coassent avant l'orage. On n’entend rien qu’eux. "

Dostoïevski était en phase avec l'humeur populaire. Sa publication en feuilleton du Journal d’un écrivain,  qui eut lieu à cette époque, me rappelle souvent les «blogs de guerre» aux États-Unis en 2002-3. Il est fascinant de voir comment les motivations diverses de Dostoïevski pour soutenir la guerre usionnent et se renforcent mutuellement. Son motif le plus louable est sa vive empathie avec la souffrance, le sentiment d'urgence humanitaire qu’il exprime  de mettre un terme aux atrocités commises par les Turcs.

Mais il enchaîne facilement ; à partir de rapports sur des massacres horribles, il va fantasmer sur une conquête russe de Constantinople, le centre de la chrétienté orthodoxe. Dostoïevski admire les héros russes et méprise les diplomates étrangers ; il condamne ceux qui "râlent sur les dommages que peut causer la guerre au point de vue économique." Il fait preuve d’une sublime confiance : les Serbes se réjouiront de l'intervention russe, et ceux qui ne le feront pas sont les représentants d’une classe qui a perdu tout contact avec son propre peuple. Il n'a aucune conscience que des atrocités se produisent des deux côtés.

Dostoïevski estime qu'une dépression mentale nationale a été vaincue en Russie, et que l'ampleur du soutien populaire aux Serbes est la preuve de la supériorité spirituelle du peuple sur l'intelligentsia. Il est furieux contre les Russes qui éprouvent de la sympathie pour les Turcs. Tout à fait certain de la victoire, il est convaincu d'être dans le sens de l'histoire, et il fait des suggestions sur ce qu'il faudra faire une fois l'Empire ottoman complètement écrasé. Il est convaincu de l'exceptionnalisme de son propre pays, que le mouvement pro-guerre "dans sa nature oblative et son désintéressement, dans sa piété religieuse, dans sa soif de souffrir pour une cause juste, est presque sans précédent parmi les autres nations." Il a peine à faire crédit à la bonne foi de quiconque verrait les choses différemment. Parfois, il utilise le terme de "croisade", et se livre au rêve apocalyptique d'une guerre finale entre le christianisme et l'islam.

En Angleterre, le leader de l'opposition, William Gladstone, horrifié par les atrocités turques en Bulgarie  pensait que l’Angleterre devrait contribuer à chasser les Turcs hors de ce pays - mais le Premier ministre Benjamin Disraeli, dans un esprit de realpolitik, maintint la politique britannique de pactiser avec la Turquie contre la Russie. Que Disraeli fût juif fournit à Dostoïevski matière à théoriser une certaine forme de complot

Pendant ce temps Tolstoï achevait Anna Karenine. Lorsque Vronsky va à la guerre après le suicide d'Anna – équipant un escadron à ses frais - c'est une autre guerre qui se profile. Le Katkov Russian Herald, qui publiait en feuilleton le best-seller de Tolstoï, refusa de publier la huitième partie, et publia en échange la note suivante -

« Le numéro précédent indiquait « à suivre ». Mais avec la mort de l'héroïne, le roman prend réellement fin. L'auteur avait prévu un épilogue de quelques pages, dans lequel nous apprenons que Vronsky, désemparé et en deuil, part pour la Serbie en tant que militaire volontaire. Les autres personnages sont tous bien, mais Levin, dans sa maison de campagne, reste hostile à tous les volontaires et aux slavophiles. Peut-être l'auteur ajoutera-t-il des chapitres à cet effet dans une édition spéciale de ce roman ».

Le Herald implique sournoisement que Levin - le personnage de Anna Karenine directement calqué sur Tolstoï - n'est pas très bien. Bien que faire mourir Anna à la fin de l’avant-dernière livraison puisse avoir été maladroit en termes de suspense, le vrai problème est probablement que le Herald faisait campagne pour l'intervention dans les Balkans, en face de l'hésitation permanente du tsar Alexandre II.

Levin dans la huitième partie n’est en fait pas tant "hostile" aux slavophiles que déconcerté par eux. Dans la conversation avec des gens comme Koznyshev, Levin n'est même suffisamment combatif pour poursuivre le débat bien longtemps. Son attitude, qui est au fond celle de Tolstoï lui-même, est d’être stupéfait que tant de gens soient passionnément attachés à agir en un lieu dont ils n’ont qu’une vague idée - c'est un sentiment que je ressens parfois à l’écoute des partisans de notre engagement actuel en Libye. Levin suggère que, lorsque les gens s’attachent avec passion à une cause lointaine, au lieu de se consacrer à des problèmes plus terre à terre, la raison en est probablement à rechercher dans leur propre constitution psychologique.

Cela ressemble à un diagnostic perspicace du cas de Dostoïevski. Le nombre même d’arguments que Dostoïevski développe en faveur de la guerre laisse penser qu'aucun d'entre eux n’en est la véritable raison - Slavoj Žižek a fait une remarque similaire à propos de George W. Bush et de la guerre en Irak. Dans le Journal d’un écrivain, Dostoïevski donne à penser que la guerre est la seule façon d'unifier les différentes classes sociales de Russie, que la Russie a le devoir moral de saisir cette chance de faire une «guerre sans précédent connu, en faveur des faibles et des opprimés » et de remplir le destin historique mondial de la Russie. Là où Dostoïevski affirme que c’est dans l’émotion profonde que se trouvent les bonnes réponses, et dans la foi que le monde est mûr pour se transformer, Tolstoï est favorable à une solution sereine et lucide. Bien entendu, la politique de Tolstoï reflète aussi ses propres états d'âme - l'hystérie guerrière qui fait rage autour de lui peut avoir approfondi sa crise personnelle et ouvert ultérieurement la voie à son pacifisme.

Tolstoï a publié la partie VIII d’Anna Karénine séparément à compte d’auteur. Quand Dostoïevski l’a lu, il a été scandalisé. La réponse de Dostoïevski dans le Journal d'un écrivain est de juxtaposer l'image terrible de la jeune fille forcée de voir son père écorché vif avec l'image de Levin qui reste philosophe, serein sur son vaste domaine. Le pacifisme a besoin d'une certaine distanciation affective. Dostoïevski court-circuite Tolstoï avec un appel direct à l’émotion - comment pouvons-nous rester les bras croisés sans rien faire alors que ces horreurs se commettent ? Et Dostoïevski marque un point quand il dit que la vie privilégié de Tolstoï contribue à son sens du détachement.

À ce point de leurs débats, la Russie avait officiellement déclaré la guerre à la Turquie. La guerre a duré environ un an, il y eut des attaques systématiques des Cosaques contre les musulmans et les juifs, et en 1879, un tiers des musulmans de Bosnie-Herzégovine avait émigré ou avait été tué. Une anecdote curieuse, cette guerre a donné naissance au mot jingoism «chauvinisme», inventé à partir d'une chanson britannique de l'époque -

"Nous ne voulons pas nous battre, mais par Jingo si on y va

Nous avons les navires, nous avons les hommes, nous avons l'argent aussi.

Nous avons combattu l'ours avant, et tant que nous serons de vrais Britanniques

Les Russes n'auront pas Constantinople ".

“We don't want to fight but by Jingo if we do

We've got the ships, we've got the men, we've got the money too.

We've fought the Bear before, and while we're Britons true

The Russians shall not have Constantinople.”

En l'occurrence, les Britanniques se tinrent largement à l'écart de la guerre - bien qu'ils aient envoyé une escadre à Constantinople lorsque l'armée russe s’approcha de la ville. Le traité russo-turc reconnaissait la la plupart des exigences de la Russie - y compris l'indépendance de la Serbie, l'autonomie pour la Bosnie-Herzégovine,  ainsi que l’assouplissement des restrictions pour les chrétiens sous domination turque - mais le concert des nations européennes exigea une révision du traité, et au Congrès de Berlin ces gains de la Russie disparurent. Le Congrès de Berlin autorisa l'Autriche-Hongrie à occuper la Bosnie-Herzégovine et - dans une logique géopolitique qui laissa les commentateurs perplexes, même à l'époque - la Grande-Bretagne à prendre possession de Chypre. Aucun de ces territoires ne connut une paix durable.

 

Le romancier russe Alexandre Soljenitsyne, dans son ouvrage historique La question russe, traite des conséquences à long terme de la guerre. Soljenitsyne note qu'il y a eu quatre guerres russo-turques au dix-huitième siècle et quatre autres au dix-neuvième siècle. Soljenitsyne écrit : «Deux idées misérables sans relâche tourmenté et tiré tous nos dirigeants les uns après les autres : aider et sauver les chrétiens du Caucase, et aider et sauver les orthodoxes des Balkans. On peut reconnaître de la grandeur à ces principes moraux, mais pas au point d'un mépris total pour les intérêts de l'État ... "

Soljenitsyne critique tout particulièrement la guerre de 1877 - « Une telle guerre «victorieuse» ne vaut pas mieux qu’une défaite – il eût mieux valu ne pas la livrer du tout. Les capacités militaires et financières de la Russie ont été ébranlées, l'enthousiasme public est tombé, et c'est alors que la période révolutionnaire avec son terrorisme a commencé à prendre de l'ampleur ... "

Le principal impact à long terme de la guerre russo-turque a été d'affaiblir les deux Empires au point de l’effondrement, entraînant des catastrophes humanitaires supérieures à celles que Dostoïevski condamnait à juste titre. Alors que l'élan vers l'intervention humanitaire est digne, il peut en résulter  une interminable guerre civile, un carnage accru, et l'affaiblissement des pays intervenants. Les historiens futurs noteront-ils qu’au début du XXIe siècle, une vague de guerres dans le monde arabe auront été l’un des principaux facteurs du déclin de l'Amérique ?

 

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Commentaires
J
Miette, j'ai passé un petit moment à écouter la Walkyrie ( en direct du Met, dir. James Levine). Je n'ai entendu que la chevauchée, mais ça 'a suffi pour avoir envie de fuir ! comme quoi un chef médiocre peut saboter une oeuvre, et Dieu sait que la chevauchée des Walkyries est un morceau casse-figure, où on en fait vite trop ou pas assez.<br /> J'ai vu le lien sur Glinka, mais je ne l'ai pas (encore?) écouté, j'ai l'ouverture de R&L par Mravinsky en CD, et je le vois surtout dans des choses plus âpres, Chostakovitch bien sûr ...<br /> Mravinsky, le plus râpeux des chefs. <br /> En tout cas, merci d'avoir tenté d'animer ce billet.
M
C'est qu'il n'y avait rien à comprendre, Harmonia!<br /> Je faisais juste un petit signe en passant, en essayant de justifier par la même occasion mon lien musical de l'autre soir (l'ouverture de Russlan et Ludmila de Glinka). <br /> Car excepté le fait que "ça parle de la Russie" il n'y a pas vraiment de rapport avec l'article proposé par Jean-Ollivier: l'opéra date de plus de 30 ans avant les faits évoqués et son caractère est plus fabuleux qu'historique et guerrier. Il y a des preux chevaliers et une princesse en détresse, un gentil sorcier et une méchante sorcière … C'est à la fois très russe et très "bel cantiste" (ah, la cavatine de Ludmila)<br /> Bref tous les prétextes étaient bons pour <br /> — essayer de faire partager mon goût pour cette œuvre<br /> — essayer de ne pas laisser ce texte intéressant dans le silence et la solitude (je trouvais qu'il méritait mieux) … alors que mon ignorance de l'histoire russe ne me donnait pas les moyens de rédiger un autre type de commentaire!<br /> Fin de l'autopsie: "envahir la Turquie" se voulait bien sûr une allusion à (et adaptation de) la blague de Woody Allen sur la musique de Wagner (ça lui donne envie d'envahir la Pologne)<br /> (Quant à "ça parle de la Russie", comme chacun sait, il s'agit de la chute d'une autre blague: "j'ai lu Guerre et Paix avec la méthode de la lecture rapide …")<br /> <br /> pour ceux qui souhaitent succomber au charme d'Anna Netrebko autant qu'à celui de la musique de Glinka j'en remets une louche:<br /> http://www.youtube.com/watch?v=anOokyjhR4g
H
Je n'ai pas compris Miette...
M
Ouf, tout va bien, le blog reste calme. Je craignais qu'on ne me dise: — Glinka ? ça me donne envie d'envahir la Turquie.
M
Ils appartenaient aussi à des catégories différentes dans l'essai d'Isaiah Berlin The Hedgehog and the Fox (les renards de la littérature furetant un peu partout, à l'aise dans les sous-bois comme aux alentours des poubelles urbaines) — Aristote et Montaigne ont notamment cette aptitude (et le pelage flamboyant?) Dosto entrerait plutôt dans la catégorie de ceux qui creusent toujours le même sillon (avec Platon et Pascal).<br /> Une façon comme une autre de rendre raison des oppositions entre "couples" célèbres que l'on ressent spontanément (je suis en train de lire Adriano Sofri Il nodo e il chiodo sur ce sujet, donc je vois des oppositions binaires partout !)<br /> Cela dit Tolstoï devait être trans-catégories si je me souviens bien (encore un bi-qch !)<br /> Ce serait mieux si je retrouvais le bouquin …
L'astragale de Cassiopée
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