Variations Goldman (2) Pourquoi la guerre survient quand personne n'en veut
Pourquoi la guerre survient quand personne n'en veut
par Spengler (David Goldman) un article publié en 2006.
Le grand roman de Robert Musil L'Homme sans qualités dépeint les aristocrates autrichiens préparant le cinquantenaire de l'empereur dans les mois précédant août 1914, quand leur monde allait en venir à une fin horrible. [1] Le lecteur, bien sûr, le sait, mais les protagonistes ne le savent pas. Il est difficile de lire les nouvelles de Washington ces jours-ci sans rappeler l'œuvre de Musil. La guerre viendra, même si le président George W Bush la souhaite aussi peu que ne la voulait l'empereur François-Joseph.
Ni Washington ni Téhéran ne veulent une confrontation militaire. Néanmoins, elle viendra, tout comme de nombreuses grandes guerres sont advenues malgré la volonté des belligérants de les éviter. Washington sait qu’une attaque sur les installations nucléaires de l'Iran réduirait à rien ses plans de stabilité régionale. Il espère toujours un accord dans le dos du président Mahmoud Ahmadinejad, ou la déstabilisation du régime théocratique. L’Iran espère faire son chemin à coups de bluff vers un empire qui s'étendrait de la rive sud de la mer Caspienne au nord, jusqu’aux provinces chiites riches en pétrole d'Arabie saoudite au sud et, dans un Liban contrôlé par le Hezbollah à l'ouest.
« Trois raisons de ne pas bombarder l'Iran – pas encore » [2], le titre de l'article de Edward Luttwak dans l'édition de mai de Commentary, énonce la pensée de l'administration Bush. Ces raisons sont les suivantes : (1) l'Iran a besoin de quelques années pour produire une bombe nucléaire , (2) les visées impérialistes russes sur le golfe Persique pourraient être relancées après une attaque américaine, et (3) le régime des mollahs corrompus et fanatiques en Iran est mûr pour la déstabilisation. Luttwak rejette les objections techniques, cependant, ajoutant : « Le fait est que les cibles ne seraient pas les bâtiments en tant que tels mais plutôt des processus, et, compte tenu de la précision de tir (aiming information) désormais disponible, ils pourraient en effet être interrompus par des moyens durables en une seule nuit de bombardement. »
On entend les arguments de Luttwak presque mot pour mot de la part de sources situées dans l'administration Bush. En fait, les fonctionnaires les plus proches de la prise de décision insistent le plus sur le fait qu'une attaque contre l'Iran est hors de question pour l'avenir prévisible. Le Pentagone, bien sûr, a concocté des scénarios de guerre pour effrayer l'Iran, y compris l'option nucléaire signalée par Seymour Hersh dans le New Yorker. En privé, les membres du premier cercle de l'administration Bush expriment leur consternation à la perspective d'une action militaire .
Pourquoi l'Iran doit viser un empire, et pourquoi l'Occident s'oppose à cette armée avec force, je l'ai dit ailleurs (Why the West will attack Iran, Pourquoi l'Occident va attaquer l'Iran January 24; Demographics and Iran's imperial design, Démographie et dessein impérial de l'Iran September 13, 2005). La guerre avec l'Iran n'est pas du ressort des thrillers à bon marché, mais plutôt de la tragédie. Dans la tragédie, les protagonistes ni désirent ni n’anticipent l'issue tragique, bien qu'un personnage mineur - un Tirésias ou une Cassandre - puisse les avertir — en vain.
Aucun des chefs d'État parmi les puissances européennes ne croyait la guerre imminente au début de Juillet 1914 après l'assassinat du prince héritier d'Autriche à Sarajevo. La plus grande tragédie qui ait frappé l'Occident depuis la chute de Rome elle-même est advenue, à l'horreur de dirigeants qui signeront des déclarations de guerre à peine quelques semaines plus tard, et à la surprise de la plupart des principaux diplomates. Les vieillards de l'Europe ont passé leur carrière depuis le Congrès de 1878 de Berlin à éviter que l'effondrement de l'Empire ottoman ne provoque une guerre générale. L'échec de cette mission est au-delà de leur imagination collective.
Pratiquement toute la correspondance secrète entre les chefs d'Etat et les câbles diplomatiques sont accessibles au public depuis des décennies, la plupart de ces correspondances publié sur Internet . [3] Les pensées les plus intimes des participants révèlent une incrédulité à l'idée que les pouvoirs de l'Europe se détruiraient l’un l'autre à propos de l’assassinat de Franz Ferdinand, l’impopulaire neveu de l' empereur autrichien. Je ne cite que les conversations entre les alliés qui, vraisemblablement, tiennent à s’informer les uns les autres avec précision, et j'ignore les communications entre adversaires potentiels, lesquelles pourraient contenir une désinformation délibérée.
Par exemple, les mémoires de l'ambassadeur de France en Russie, le comte Maurice Paléologue, relatent une conversation avec le tsar Nicolas II en date du 20 Juillet dans laquelle Nicolas rejette la probabilité d'une guerre. Paléologue, un descendant des empereurs byzantins, était en faveur de la guerre, ainsi que de nombreux autres, dans le gouvernement français qui faisaient valoir que la population croissante de l'Allemagne rendrait la guerre impossible à gagner d'ici une génération. Le gouvernement belliqueux de Raymond Poincaré avait déjà appelé au service les quatre cinquièmes de la population en âge de servir, contre seulement la moitié en Allemagne. Ils ne pouvaient pas rester ainsi mobilisés indéfiniment. Paléologue a cherché sans succès à convaincre le tsar que la guerre était imminente :
« Je suis sûr que nous serons d'accord sur tous les points ... Mais il ya une question que j’ai particulièrement à l’esprit — notre entente avec l'Angleterre. Nous devons la faire entrer dans notre alliance. Ce serait une telle garantie de la paix. ! " [souligné par Spengler]
«Oui, Sire, la Triple-Entente ne peut pas être trop forte si elle doit maintenir la paix »
« Inquiet ? Oui, Sire, je suis mal à l'aise, bien que pour le moment je n'aie pas de raison particulière d'anticiper une guerre dans un avenir immédiat. Mais l'empereur Guillaume et son gouvernement ont laissé l’Allemagne entrer dans un état d'esprit tel que si un différend surgissait, au Maroc, à l'Est - partout - ils ne pourraient ni céder ni accepter un compromis. Un succès est indispensable à n'importe quel prix et pour l’obtenir, ils risquent l'aventure »
Le tsar réfléchit un instant :
«Je ne peux pas croire que l'Empereur veuille la guerre ... Si vous le connaissiez comme je le fais ! Si vous saviez quelle théâtralité il entre dans sa pose ! ...
«Je suis peut-être en train de faire à l'empereur Guillaume trop d'honneur en le pensant capable de vouloir, ou tout simplement d'accepter les conséquences de ses actes. Mais si la guerre menaçait, voudrait-il et pourrait-il l’éviter? Non, Sire , je ne pense pas, honnêtement, je ne pense pas. »
Le tsar assis en silence et tira sur sa cigarette . Puis il dit d'une voix résolue :
«C'est d'autant plus important pour nous de pouvoir compter sur l'Angleterre en cas d'urgence. Sauf si elle a perd complètement l’esprit, l’Allemagne n'attaquera jamais la Russie, la France et l'Angleterre réunies ».
Le 8 Juillet, le secrétaire aux Affaires étrangères britannique, Sir Edward Grey, câbla à son ambassadeur à la cour de Saint-Pétersbourg, Sir George Buchanan:
Le comte Benckendorff [ambassadeur russe en Angleterre] a confirmé avec force que, puisque la question du commandement militaire allemand à Constantinople avait été réglée, il n’avait eu aucune indication que ce soit de Saint-Pétersbourg de mauvaise volonté envers l'Allemagne [souligné par Spengler]. Mais il a ajouté que l'accroissement de l'armée russe et la meilleure préparation de la Russie à la guerre étaient des faits incontestables qui pourraient peut-être amener certains esprits en Allemagne à penser qu'il serait préférable d'avoir un conflit maintenant, avant que la situation ne tourne davantage au détriment des Allemands. Il ne pouvait cependant pas croire que l'empereur allemand et le gouvernement allemand puissent prendre vraiment ce cap.
Rien n'était plus éloigné de l'esprit de l'empereur Franz Josef, quant à lui , qu'une guerre européenne. Ses préoccupations les plus pressantes au début juillet 1914, étaient la Roumanie et l’équilibre des pouvoirs dans les Balkans. Une lettre manuscrite du 2 Juillet à l'empereur allemand Guillaume II lui demande son aide pour amener la Bulgarie à la Triple Alliance afin de prévenir la défection de la Roumanie. La préoccupation de l'Autriche était d'isoler la Serbie et de couvrir sa frontière orientale, il n'y a pas un mot dans sa communication sur l'Angleterre ni sur la France. Je cite[1] :
« Je suis préoccupé par le danger que la Roumanie est devenue tout à fait amical avec la Serbie , malgré l'alliance debout avec nous, et tolère une agitation haineuse contre nous, tout comme le fait la Serbie ... la Roumanie pourra être maintenue dans la Triple Alliance, si, d'une part , nous rendons impossible à une Union Balkanique de se développer sous l’égide de la Russie en incluant la Bulgarie dans la Triple Alliance, et si nous faisons comprendre à Bucarest que les amis de la Serbie ne peuvent être les nôtres ... Les efforts de mon gouvernement se focaliseront à l'avenir sur l'isolement et l’amoindrissement de la Serbie. »
Deux semaines plus tard , l'ambassadeur d' Angleterre à Vienne, Maurice de Bunsen, câblait à Grey que l'Autriche était tranquillement heureuse que l'odieux Franz Ferdinand ait été éliminé :
« Maintenant que le premier sentiment d'horreur provoquée par l'assassinat de l' archiduc François Ferdinand et de son épouse est passé, l'impression générale semble être le soulagement qu’une personnalité si dangereuse soit exclue de la succession au trône. On pense que le reste de l'Europe va sympathiser avec l'Autriche-Hongrie pour exiger que la Serbie adopte à l'avenir une attitude plus docile ».
Ces gens n’étaient pas des idiots. Au contraire, c’étaient des hommes d’une éducation et d'une expérience approfondie, multilingues et dotés d'une profonde culture impossible à trouver où que ce soit dans le corps diplomatique d'aujourd'hui. Mais ils ne pouvaient démêler l'écheveau compliqué des intérêts qui poussaient les puissances européennes à la guerre :
1. Avec une population stagnante, la France ne pouvait pas espérer regagner les provinces de l'Alsace et de la Lorraine qu’elle avait perdues au profit de l'Allemagne en 1870, sauf à combattre assez tôt.
2. L’Allemagne ne pouvait pas concentrer son armée sur un blitzkrieg contre la France si elle attendait que la Russie construise son réseau ferroviaire interne.
3. L’Autriche ne pouvait pas conserver ses ethnies agitées au sein de l'empire si elle ne fustigeait pas la Serbie.
4. La Russie ne pouvait pas garder le contrôle de la partie occidentale industrialisée de son empire - la Pologne, les pays baltes et la Finlande - si l'Autriche humiliait son allié serbe, et la Russie dépendait de ces provinces pour l'essentiel de ses recettes fiscales.
5. L’Angleterre ne pouvait pas maintenir l'équilibre des forces en Europe si l'Allemagne écrasait la France.
Aucun d'entre eux voulait la guerre, aucun d'eux ne s'attendait à une guerre, mais chacun d'entre eux a trouvé préférable de faire la guerre plutôt que d’assumer les conséquences d’avoir évité la guerre. Si un Eschyle était vivant aujourd'hui pour mettre en drame le déclenchement de la Première Guerre mondiale, il pourrait tirer chaque vers du chœur des dépêches privées des dirigeants européens en juillet 1914. Comme les vieillards de Mycènes observant le retour d’Agamemnon à la maison, là où Clytemnestre sa femme infidèle allait le tuer, les vieillards de l'Europe ont regardé avec horreur la paix leur glisser des mains.
Si le Kaiser Wilhelm II avait eu la présence d'esprit d’attaquer la France au cours de la première crise Maroc en 1906 - alors que la Russie était occupée avec le Japon et que l'Angleterre était indifférente uncommitted - les horreurs de la Première Guerre mondiale n'auraient jamais eu lieu (voir Éloge de la guerre préventive, 19 octobre 2004). De la même façon, si Washington attend trop longtemps pour désarmer l'Iran, la conséquence sera une guerre de trente ans au Moyen-Orient tout aussi terrible que la Première Guerre mondiale. Aussi brutal que cela puisse paraître, la préemption - une attaque aérienne contre les installations nucléaires de l'Iran - est la solution la plus humaine .
Notes :
[1] L'Homme sans qualités de Robert Musil
[2 ] Trois raisons de ne pas bombarder l'Iran – pas encore., mai 2006
[3] Voir par exemple la Première Guerre mondiale l' Archive des documents de Brigham Young University.
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