Où sont passés tous les cimetières ? par Adam Hochschild (auteur de To end all wars)
Où sont passés tous les cimetières ?
La guerre qui n’a pas été la der des der, et celles qui ont suivi, sans fin.
par Adam Hochschild
Et si, dès le début, tous les tués dans les guerres en Irak et en Afghanistan avaient été enterrés dans un seul grand cimetière facilement accessible au public américain? Cela mènerait-il les combats à s’arrêter plus rapidement si l'on pouvait voir des centaines de milliers de pierres tombales, militaires et civiles, colline après colline, champ après champ, à travers l'ensemble de notre paysage?
J’y ai récemment songé en visitant l'étroite bande de territoire du nord de la France et de la Belgique où se trouve la plus forte concentration de tombes d’hommes jeunes au monde. C'est le vieux front occidental de la Première Guerre mondiale. Aujourd'hui, c’est le dernier repos pour plusieurs millions de soldats. Près de la moitié de leurs corps, soufflés en fragments méconnaissables par les quelque 700 millions d'obus d’artillerie et de mortier tirés ici entre 1914 et 1918, se trouvent dans des tombes anonymes ; les autres sont dans des centaines et des centaines de cimetières militaires, toujours soigneusement entretenus et tondus, les rangées bien ordonnées de pierres tombales ou de croix couvrant les collines et les prairies.
Tenez-vous sur une colline dans l’un des sites des plus grands massacres - Ypres, la Somme, Verdun - et vous pouvez voir jusqu'à un demi-douzaine de cimetières, petits et grands, qui vous entourent. Dans le seul cimetière de Tyn Cot en Belgique, il y a près de 12.000 tombes britanniques, canadiennes, sud-africaines, australiennes, néo-zélandaises, et antillaises.
Chaque année, des millions de personnes visitent les cimetières du Front de l'Ouest et les monuments aux morts, laissant derrière eux des fleurs et des photographies de parents morts depuis longtemps. Les plaques et les monuments sont souvent modestes et remarquablement peu martiaux. Au moins deux de ces monuments célèbrent les soldats des deux camps qui émergèrent des tranchées et prirent part, sans la permission de leurs commandants, à la célèbre trêve de Noël informelle de 1914, marquée par un match de football dans le no man's land.
D'une manière curieuse, le nombre de morts de cette guerre qui date de près d'un siècle, et dans laquelle plus de 100.000 Américains sont morts, est devenu beaucoup plus visible que les décès dans nos guerres d'aujourd'hui. Est-ce pour cela que la Première Guerre mondiale est presque toujours considérée, contrairement à nos guerres actuelles, non seulement comme une tragédie, mais comme une folie meurtrière qui a effacé partiellement une génération et qui, dans tous les sens a refait le monde pour le pire?
À Paris – ou à Bagdad
Ces six dernières années, j'ai mentalement vécu dans ce monde de 1914-1918, rédigeant un livre sur cette guerre qui a tué quelque 20 millions de personnes, militaires et civils, et a laissé de grandes parties de l'Europe en ruines. J'ai hanté les champs de bataille et les cimetières, j’ai demandé à un agriculteur belge si je pouvais entrer à l'intérieur d'un bunker en béton datant de la guerre, et qui abrite aujourd'hui ses chèvres, et j’ai marché à travers les tranchées reconstituées et un tunnel souterrain qui protégeait les troupes canadiennes transportant leurs munitions pour la ligne de front.
Dans les archives gouvernementales, j'ai regardé les rapports laconiques rédigés par des officiers ayant survécu à des batailles dans lesquelles la plupart de leurs soldats étaient morts ; j'ai écouté des enregistrements d’anciens combattants et j’ai parlé à un homme dont le grand-père militant est passé en cour martiale pour avoir écrit une lettre au Daily Mail où il se plaignait que chaque officier britannique se soit vu attribuer un domestique privé. Dans la beauté déchirante d’un cimetière ombragé plein de soldats britanniques fauchés avec leur commandant (comme celui-ci avait prédit qu'ils le seraient) par une unique mitrailleuse allemande, le premier jour de la bataille de la Somme, j'ai trouvé un commentaire dans le livre d'or: "Plus jamais ça"
Je ne peux pas m'empêcher de me poser la question : où sont les lieux publics de deuil du nombre croissant des victimes des guerres d'aujourd'hui? Où est ce sentiment de plus jamais ça ?
La chose étrange quand vous étudiez la Première Guerre mondiale c’est la façon dont vous ne pouvez pas vous empêcher de penser à l'actualité du jour. Considérons, par exemple, comment ça a commencé. De hauts fonctionnaires de l'Empire austro-hongrois déclinant, inquiets du nationalisme ethnique des Serbes à l’intérieur des frontières de l’Empire, ont voulu démembrer la Serbie voisine, dont ils considéraient l'existence en tant qu'Etat indépendant comme une menace. Les commandants militaires austro-hongrois avaient même établi des plans d'invasion.
Quand un Serbe de 20 ans a tiré deux coups de feu mortels sur l’archiduc François-Ferdinand d'Autriche et son épouse à Sarajevo dans l'été 1914, les commandants ont trouvé l'excuse parfaite pour mettre leurs plans à exécution - même si l’assassin était un citoyen austro -hongrois et s’il n'y avait aucune preuve que le gouvernement de la Serbie était au courant de son complot. Bien que la guerre se soit rapidement étendue à de nombreux autres pays, les premiers coups de feu en ont été tirés par les canonnières austro-hongroises du Danube bombardant la Serbie.
Plus j'en apprenais sur l'ouverture de la guerre, plus je pensais à l'invasion américaine de l'Irak. Le président George W. Bush et ses principaux conseillers visaient depuis longtemps à déloger le dictateur irakien Saddam Hussein du pouvoir. Comme l'assassinat de l'archiduc, les attentats du 11 Septembre 2001, leur ont donné l'excuse qu'ils attendaient - même s'il n'y avait aucun lien entre les terroristes (pirates de l'air), principalement des Saoudiens, et le régime de Saddam Hussein.
Il ne manque pas d'autres parallèles entre la Première Guerre mondiale et les guerres d'aujourd'hui. Vous pouvez voir des photos datant de 1914 et montrant des soldats allemands monter dans les wagons avec "à Paris" crânement inscrit à la craie sur les wagons, et les soldats français monter à bord de wagons similaires marqués «à Berlin».
"Vous serez rentrés à la maison", a dit à ses troupes en août le Kaiser Guillaume II confiant, "avant que les feuilles sont tombées des arbres." Ne vient-il à l'esprit l'atterrissage de Bush sur un porte-avions en 2003 déclarant, devant une banderole «Mission accomplie» fabriquée par la Maison-Blanche, que «les opérations majeures de combat en Irak sont terminées»? Un billion (millier de milliards) de dollars et des dizaines de milliers de morts plus tard, quelle que soit la « mission » elle reste tout sauf accomplie. De même, en Afghanistan, où Washington s’attendait (et pensait avoir obtenu) la plus rapide et la plus décisive des victoires, l'armée américaine reste embourbée dans une des plus longues guerres de l'histoire américaine.
Les mots fleuris de guerre
Comme la Première Guerre mondiale en a douloureusement apporté la preuve, quand les politiciens et les généraux mènent les nations à la guerre, ils supposent presque toujours une victoire rapide, et ont une tendance remarquablement durable à ne pas prévoir les problèmes qui, avec le recul, paraissent évidents. En 1914, par exemple, aucun pays n’avait prévu les mitrailleuses de l'autre partie, une arme que les puissances coloniales européennes avaient utilisée pendant des décennies principalement comme outil pour liquider les indigènes arrogants.
Les deux parties ont envoyé des forces considérables de cavalerie sur le front occidental - les Allemands huit divisions avec 40.000 chevaux. Mais les mitrailleuses et les barbelés étaient destinés à mettre fin à tout jamais aux jours glorieux des charges de cavalerie. En ce qui concerne les plans tels que le fameux plan allemand de défaire les Français en exactement 42 jours, ils étaient pleins de trous. Les moteurs à combustion interne n’en étaient qu'à leurs balbutiements, et dans les premières semaines de la guerre, 60% des camions de l'envahisseur sont tombés en panne. Ces approvisionnements durent donc être tirés par des chevaux et des chariots. Pour les chevaux, sans parler de tous les inutiles chargeurs de cavalerie, la campagne française ne pouvait tout simplement pas fournir suffisamment de nourriture. A manger le maïs vert, ils tombèrent malades et moururent par dizaines de milliers, ce qui ralentit encore davantage la progression de l'armée allemande.
De même, Bush et ses hauts fonctionnaires étaient si sûrs de leur succès et du fait que les Irakiens se féliciteraient de leur «libération» qu'ils ont consacré étonnamment peu d'attention à ce qu'ils devraient faire une fois à Bagdad. Ils ont conquis un pays doté d’une armée énorme, qu'ils ont dissoute rapidement et sans réfléchir, avec des résultats désastreux. De la même manière, en dépit d'une histoire longue, douloureuse et instructive qui pouvait les guider, les responsables de l'administration n'ont jamais réussi à prendre en compte que, quand bien même la plupart des Afghans détestaient les talibans, ils pourraient venir à mépriser encore plus ces envahisseurs étrangers qui ne rentrent pas chez eux.
Comme la Première Guerre mondiale nous le rappelle quelque compréhensibles que puissent être les motifs de ceux qui entrent en conflit, la définition de la guerre est « d’avoir des conséquences imprévues ». Il est difficile de faire reproche à un jeune Français de marcher au combat en Août 1914. Après tout, l'Allemagne venait d'envoyer des millions de troupes pour envahir la France et la Belgique, où ils se sont rapidement révélés être des occupants assez brutaux. Ne fallait-il pas résister à ça ? Pourtant, quatre ans et demi plus tard, au moment où les Allemands ont finalement été forcés de capituler, la moitié de tous les hommes français âgés de 20 à 32 en 1914 avaient été tués. Il y eut des pertes tout aussi terribles parmi les autres nations combattantes. La guerre a aussi fait 21 millions de blessés, beaucoup d'entre eux se retrouvant les mains, les bras, les jambes, les yeux, les organes génitaux disparus.
Cela valait-il la peine? Bien sûr que non. La quasi-famine en Allemagne pendant la guerre, sa défaite humiliante, et un Traité de Versailles mal conçu ont pratiquement assuré la montée du nazisme, accompagnée d'une deuxième guerre mondiale encore plus destructrice, et d’une occupation encore plus impitoyable de la France par les Allemands.
La même question doit être posée au sujet de notre guerre actuelle en Afghanistan. Certes, au début, il y avait un motif compréhensible pour faire la guerre : après tout, le gouvernement afghan, contrairement à celui de l'Irak, avait abrité les terroristes des attentats du 11 septembre. Mais près de dix ans plus tard, les civils afghans fois ont subi largement dix fois plus de morts que les victimes tuées aux Etats-Unis ce jour-là – sans compter plus de 2.400 soldats américains, britanniques, canadiens, allemands, et d'autres troupes alliées. Quant aux conséquences imprévues, c’est maintenant un lieu commun, même pour les officiels de haut rang de notre pays, de souligner que les guerres d'Afghanistan et d'Irak ont créé une nouvelle génération de djihadistes.
Si vous avez besoin d'une ressemblance finale entre la Première Guerre mondiale et la nôtre au moment présent, considérons le discours en plein essor. Le cataclysme de 1914-1918 est parfois appelée la première guerre moderne, ce qui, entre autres choses, signifiait qu’était révolue pour toujours l'époque où la « destinée manifeste » ou le « fardeau de l'homme blanc » serait des justifications satisfaisantes pour entrer en guerre. Dans un âge de conscription et de démocratie croissante, la guerre ne peut être menée - officiellement – que pour des motifs plus élevées, moins égoïste.
En conséquence, une fois que le conflit a éclaté, de nobles idéaux ont été répandus : une « guerre sainte de la civilisation contre la barbarie », selon les termes d’un grand journal français ; une guerre pour empêcher la Russie d'écraser « la culture de toute l'Europe occidentale », revendiquait un journal allemand, une guerre pour résister au« joug germanique », précisait un manifeste par des écrivains russes, y compris de gauche. Le Kaiser Guillaume II avouait qu'il se battait pour «le Droit, la Liberté, l'Honneur, la Moralité» (et à cette époque, on écrivait ça en capitales) et contre une victoire des Britanniques, laquelle introniserait « le culte de l'or ». Pour l'anglais Herbert Asquith, premier ministre, la Grande-Bretagne se battait non pas pour « l'avancement de ses propres intérêts, mais pour des principes dont la poursuite est vitale pour le monde civilisé ». Et ainsi allait le monde.
Ainsi, va encore le monde. Le discours d'aujourd'hui la guerre ronflants ne cite naturellement que le plus noble des objectifs : arrêter les terroristes pour l'amour de l'humanité, trouver des armes de destruction massive (vous vous en souvenez ?), diffuser une « mise en œuvre de la démocratie », protéger les femmes contre les talibans. Mais sous ces mots fleuris, l'intérêt national est aussi puissant qu'il était il y près d'une centaine d'années.
De 1914 à 1918, ce n’est apparu nulle part plus visiblement que dans la concurrence pour les protectorats et des colonies. En Afrique, par exemple, l'Allemagne rêvait d'établir la Mittelafrika, une immense ceinture ininterrompue de territoire qui s'étendrait à travers le continent. Et le cabinet britannique a créé le Comité des Desiderata territoriaux, chargé de choisir les possessions plus lucratives de l'adversaire à acquérir lors de la répartition du butin après-guerre. Au sommet de la liste des desiderata : les provinces riches en pétrole de la Turquie ottomane qui, après la guerre, seraient fatalement intégrées dans le protectorat britannique de l'Irak.
A propos de ce pays, personne ne pense que Washington se serait tout à fait autant préoccupé de justice en 2003 si, au lieu de quantités massives de pétrole, son principal produit d'exportation avait été les navets?
Un jour, je n'en doute pas, les morts des guerres d'aujourd'hui seront vus avec le même sentiment de tristesse face à ces pertes inutiles et à la folie que ces millions d'hommes qui reposent dans les cimetières de France et de Belgique - et des dizaines de millions d'Américains ressentiront un dégoût semblable pour des hommes politiques et des généraux qui auront été si prodigues avec la vie des autres. Mais telle est la question qui me hante : Que faudra-t-il pour nous amener à ce point?
traduction cahiers de l’estran nov. 2013
Adam Hochschild vit à San Francisco. Il a écrit sept ouvrages dont King Leopold’s Ghost. Son dernier ouvrage To End All Wars: A Story of Loyalty and Rebellion, 1914-1918 (Houghton Mifflin Harcourt), vient d‘être publié.