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L'astragale de Cassiopée
6 juin 2012

Le Saint-Drone ou l'Ange exterminateur

Il me semble que de nouvelles façons de faire la guerre se font jour. Inutile de trop se lamenter, la guerre fait partie de notre paysage mental. Cela dit, certaines "nouveautés" (je ne suis pas sûr que le terme soit approprié) méritent une réflexion qui est pour le moment bien embryonnaire. Voici un premier élément au débat, avec un article de Tom Engelhardt, une des figures du libéralisme (= la gauche pour dire vite) américain.

J’ en ai averti ce dernier qui m'a répondu aimablement : "Lovely to be in French and I'm truly appreciative for all the effort.  In the future, if you translate more, I'd prefer to have some reference to TomDispatch (with a link to the site) in your intro... but no need to fiddle with this one at all." Comme je ne sais pas quand je traduirai un autre article, voici le lien sur le site source : http://www.tomdispatch.com. à noter que les articles de TomDispatch sont repris par de nombreux blogs de qualité (Informed Comment, The War in context, Asia Times on line, etc.)

On a un peu l'impression de lire de la Science-fiction, même si on reste cependant loin d'Un Cantique pour Leibowitz.

Comme d'habitude les références et les sources figurent en fin de billet

En prières à l'église de Saint-Drone

Le président et ses apôtres

Par Tom Engelhardt

Soyez assurés d'une chose: quel que soit le candidat que vous choisirez lors des élections de novembre, vous n'élirez pas simplement un président des États-Unis, vous élirez également un assassin-en-chef. Les deux derniers présidents ont beau n’avoir été ni empereurs ni rois, eux – ainsi que la vaste structure de sécurité nationale qui continue à être intégrée et institutionnalisée autour de la présidence - sont certainement l'un des cauchemars contre lesquels les Pères Fondateurs de ce pays nous auront mis en garde. Ils représentent un des motifs de ces fondateurs d’avoir confié des pouvoirs considérables en matière de guerre aux mains du Congrès, sachant qu’un organe délibérant et récalcitrant prendrait son temps pour se décider.

Grâce à un long article du New York Times de Jo Becker et Scott Shane, Une liste "secrète" de meurtres met à l’épreuve les principes et la volonté d'Obama, nous savons maintenant que le président a consacré un temps considérable à surveiller la nomination des suspects de terrorisme à assassiner par le biais du programme de drones pilotés à distance hérité du président George W. Bush et qu’il a étendu de façon exponentielle . En outre, cet article a été fondé en grande partie sur des entretiens avec "trois douzaines de ses conseillers actuels et anciens". En d'autres termes, il s'agissait essentiellement d'un article inspiré par l'administration – le chroniqueur Robert Scheer (Truthdig) dit «infiltré» (planted) - sur un programme "secret" dont le président et ses proches sont très fiers et dont ils veulent se targuer en cette année électorale.

Le langage de l’article à propos de notre guerrier-président est généralement sympathique, voire dans certains endroits dithyrambique. Il se concentre sur les dilemmes moraux d'un homme qui - nous le savons maintenant - a personnellement approuvé et supervisé la croissance d'un programme d'assassinats remarquablement robuste au Yémen, en Somalie, et le Pakistan fondé sur une "liste de meurtres." De plus, il a agi régulièrement cible par cible, nom par nom. (Le Times ne mentionne pas une récente attaque américaine de drone aux Philippines , qui a tué quinze personnes.) Selon Becker et Shane, le président Obama a également été impliqué dans l'utilisation d'une méthode frauduleuse de comptage des morts du fait des drones, méthode qui minore de façon irréaliste les morts parmi les civils.

Historiquement parlant, tout cela est étrange. Le Times considère le rôle d'Obama dans la machine à tuer que sont les drones "comme sans précédent dans l'histoire présidentielle." Et c'est exact.

Ce n’est cependant pas que les présidents américains n’aient jamais rien eu à voir avec ou n’aient été en aucune manière impliqués dans des programmes d'assassinat. Difficile de dire que l'état assassin est à peine connu dans notre histoire. Comment le président John F. Kennedy, par exemple, pourrait-il ne pas connaître les complots d'assassinat inspirés ou soutenus par la CIA, contre Fidel Castro à Cuba, Patrice Lumumba au Congo et contre l’autocrate vietnamien (notre allié ostensible) Ngo Dinh Diem ? (Lumumba et Diem ont été assassinés avec succès.) De même, durant la présidence de Lyndon Johnson, la CIA a mené une campagne d'assassinats massifs au Vietnam, l'opération Phoenix, qui s'est révélée être un programme incroyablement onéreux pour tuer des dizaines de milliers de Vietnamiens, comprenant à la fois des ennemis réels et des gens tout simplement balayés au cours du processus.

Dans les époques antérieures, cependant, les présidents restaient au-dessus de la cuisine des assassinats ou pratiquaient une sorte de déni plausible quant aux actes commis. Nous sommes sûrement dans une nouvelle étape dans l'histoire de la présidence impériale quand un président (ou son équipe de campagne) assemble ses collaborateurs, ses conseillers et ses proches, pour favoriser la diffusion d’une histoire de fierté collective du groupe dans ce nouveau rôle d'assassin-en-chef.

Culte religieux ou tueurs Mafieux?

Voici une note, croyez le ou non à notre âge américain. Qui se souvient aujourd'hui que, dans les premières années de sa présidence, George W. Bush conservait ce que Bob Woodward du Washington Post a appelé «son tableau de bord personnel pour la« guerre à la terreur»? ça a pris la forme de photographies avec de brèves biographies et des croquis de la personnalité de ceux qui étaient jugés comme des terroristes les plus dangereux du monde, chacun d’entre eux prêt à être rayé par Bush une fois capturé ou tué. Ce tableau de bord était, Woodward a ajouté, toujours accessible dans un tiroir du Bureau ovale.

Une telle tenue de dossiers privés par le président semble désormais antédiluvienne. La distance que nous avons parcouru en une décennie se mesure par la description par le NY Times de l'équivalent de ce "tableau de bord personnel" aujourd'hui (aucun tiroir de bureau ne pourrait le contenir) :

"C’est le plus étrange des rituels bureaucratiques : chaque semaine, plus de cent membres du tentaculaire appareil gouvernemental pour la sécurité nationale se réunissent, par vidéo conférence sécurisée, pour se pencher sur les biographies des suspects terroristes et pour recommander au président qui désigner comme le prochain à tuer. Ce processus de désignation secret est une invention de l'administration Obama, une commission opaque qui scrute des présentations PowerPoint portant les noms, les pseudonymes et les CV des membres présumés de la branche d'Al-Qaïda au Yémen ou de ses alliés de la milice Shabab en Somalie. Les désignations vont alors à la Maison Blanche, où, à sa demande expresse, et conseillé par John O. Brennan, le "tsar" de la lutte anti terrorisme, M. Obama doit approuver chaque nom."

En d'autres termes, grâce à ces réunions - que les initiés appellent les «mardis de la terreur» - l'assassinat a été complètement institutionnalisé, normalisé, et bureaucratisé autour de la figure du président. Sans l'aide, et sans le moindre contrôle, du peuple américain ou de leurs représentants élus, il est seul maintenant responsable d’assassinats réguliers à des milliers de kilomètres de là, y compris ceux de civils et même d’enfants. En d'autres termes s’il n’est pas roi, il est du moins le roi des assassinats américains. Sur ce point, son pouvoir est total et complètement incontrôlé. Il peut prescrire la mort pour quiconque "désigné", en choisissant l'une des « cartes de baseball »(les biographies PowerPoint) sur cette liste de gens à tuer, puis commander aux drones de leur faire leur affaire (voire à d'autres situés dans le voisinage).

Lui et lui seul peut décider que l'assassinat de personnes identifiées n'est pas suffisant et que les drones de la CIA peuvent à la place frapper des "modèles de comportement suspect" sur le terrain au Yémen ou au Pakistan. Il peut arrêter n’importe quelle attaque, n’importe quelle mise à mort, mais il n'y a personne, ni aucune procédure qui puisse l'arrêter. Une machine à tuer américaine mondiale (au sens propre, au vu de la force croissante des drones) est maintenant à la botte d'un seul individu irresponsable [juridiquement]. C'est le cauchemar dont les Pères Fondateurs ont essayé de nous protéger.

Dans le processus, comme Glenn Greenwald l’a souligné dans Salon, le président a mis en pièces le cinquième amendement, celui qui garantit aux Américains qu'ils ne seront pas "privés de vie, de liberté, ou de ses biens sans procédure juridique en règle." Le Bureau des affaires juridiques du ministère de la Justice a produit un mémorandum secret affirmant que, bien que la garantie prévue par le Cinquième amendement d’une procédure juridique régulière s'applique à l'assassinat par drone d'un citoyen américain dans un pays avec lequel nous ne sommes pas en guerre, "cette garantie pourrait être satisfaite par les délibérations internes de l'exécutif." (cela, écrit Greenwald, est «l'interprétation gouvernementale de la Déclaration des droits (Bill of Rights) la plus extrémiste que j'ai entendu de ma vie.") En d'autres termes, l'ancien professeur de droit constitutionnel a été exonéré d’obéir à la loi de son pays dans les cas où il «désigne», comme il l’a fait, des citoyens américains pour la mort par voie de robot.

Il ya, cependant, un autre aspect de l'institutionnalisation de ces "kill lists" et de l'assassinat comme des prérogatives présidentielles qui est passée inaperçue. Si l’on en croit l'article du NY Times - lequel reflète largement la façon dont l'administration Obama se voit elle-même et voit son action -, le programme de drones est également en passe d'être sanctifié et sacralisé. (sanctuarisé)

Vous vous en faites une idée grâce au langage de l’article lui-même. ("Un processus parallèle, plus cloîtré de sélection de la CIA se concentre largement sur le Pakistan ... ") Le président est présenté comme un homme particulièrement moral, qui se consacre aux écrits sur la« guerre juste » de figures religieuses comme saint Thomas d'Aquin et saint Augustin, et prend à sa propre charge chaque mort. Son principal lutte conseiller pour la contre le terrorisme Brennan, un homme qui, alors qu’il était encore à la CIA, était jusqu'aux genoux dans la controverse sur la torture, est présenté, tout à fait littéralement, comme un prêtre de la mort, non pas une fois mais deux fois dans l’article. Il est décrit par les journalistes du NY Times comme "un prêtre dont la bénédiction est devenue indispensable à M. Obama." Ils citent ensuite l’avocat principal du Département d'État, Harold H. Koh, en disant: "C'est comme si vous aviez un prêtre doté de très fortes valeurs morale et qui serait soudainement chargé de mener une guerre."

Dans le récit du NY Times, l'organisation d’assassinats robotisés était devenue l’idée fixe de l'administration, une sorte de culte de la mort dans le Bureau Ovale, ceux qui y sont impliqués étant bien souvent des dévots. Nous sommes peut-être, c’est ça, à l'orée d'une nouvelle religion de tuer, dirigée par l’état et fondée sur la sécurité nationale, basée sur le fait que nous sommes dans un monde «dangereux» et que la «sécurité» des Américains, c'est notre valeur prédominante. En d'autres termes, le président, ses apôtres, et ses acolytes de la campagne [électorale] sont tous, paraît-il, en train de prier à l'église de Saint-Drone.

Bien sûr, pensé d’une autre façon, cette scène du « mardi de la terreur »" pourrait ne pas provenir d'un monastère ou d'un synode écclesial, mais plutôt d'un conseil de la mafia directement sorti d'un roman de Mario Puzo, avec le président comme Parrain, désignant les "coups" dans un monde brutal.

Quel chemin nous aurons parcouru en juste deux présidences ! L’assassinat comme mode de vie (assassination as a way of life !) a été institutionnalisé dans le Bureau Ovale, totalement normalisé, et il est maintenant présenté au reste d'entre nous comme une solution raisonnable aux problèmes mondiaux qui se posent à l’Amérique, et comme un enjeu sur lequel mener une campagne présidentielle.

Atterrissage sur la planète Blowback (retour de bâton)

Après 5.719 mots provenant de l'intérieur-du-Beltway[1] (et en grande partie de l'intérieur du Bureau-Ovale), l’article du NY Times en vient finalement à cette seule phrase hors-du-Beltway: "Le Pakistan et le Yémen sont sans doute moins stables et plus hostiles aux États-Unis que lorsque M. Obama est devenu président. "

On peut dire, en effet ! Pour les rares qui l'a fait jusque-là, c'était un bref rappel de combien elle est en réalité étroite, combien elle est en réalité limitée, l'expérience de l'adoration du Saint-Drone. Toutes ces réunions sans fin, toutes ces heures présidentielles qui auraient autrement été consacrées à lever encore davantage de fonds pour la campagne de 2012, et les deux pays qui ont pris de plein fouet les raids de drones sont plus hostiles, plus dangereux, et dans une situation pire qu'en 2009 . (Et gardons à l'esprit que l'un d'eux est une puissance nucléaire.) Les articles de presse depuis n'ont fait que souligner combien ces drones ont radicalisé les populations locales – quel que soit le nombre de "salauds" (et d’enfants), qu’ils pourront également avoir effacé du visage de la Terre.

Et bien que le NY Times ne mentionne pas ce fait, il ne s'agit pas seulement de mauvaises nouvelles pour le Yémen ou au Pakistan. La démocratie américaine, déjà dans les cordes, est moins bien lotie, aussi.

Ce qui devrait-étonner les Américains - mais semble rarement être remarqué - c'est à quel point enténébrée, rigoureusement militaro-centrée, et à quel point improductive est devenue la pensée de Washington à l'autel de Saint-Drone et de ses équivalents (y compris les forces d'opérations spéciales , de plus en plus l’armée secrète du président au sein de l'armée). Oui, le monde est toujours un endroit dangereux, même si c’est beaucoup moins le cas aujourd'hui que lorsque, dans la guerre froide, les deux superpuissances étaient à un doigt de la guerre nucléaire. Mais – bien que ce soit de plus en plus hérétique de le dire - les dangers auxquels sont exposés les Américains, y compris les dangers relativement modestes de terrorisme, ne sont pas les pires choses sur notre planète.

Élire un assassin-en-chef, peu importe pour qui vous votiez, c'est pire. Prétendre que l'Église de Saint-Drone offre tout type de solutions raisonnables ou même pratique sur cette planète qui est le nôtre, c’est encore pire. Et pire encore, une fois qu’un tel processus a commencé, il va forcément jusqu’au bout. Comme nous l'avons appris la semaine dernière, à nouveau dans le NY Times , non seulement nous avons un assassin-en-chef dans le Bureau Ovale, mais un cyberguerrier, tout à fait disposé à mettre en œuvre un nouveau type d'armes , le "virus" d'ordinateur le plus sophistiqué jamais développé, contre un autre pays avec lequel nous ne sommes pas en guerre.

C’est d’une témérité à couper le souffle, en particulier de la part du leader d'un pays qui, peut-être plus que tout autre, dépend de systèmes informatiques, d’exposer les États-Unis à des retours de bâton potentiellement dévastateurs à l’avenir. Encore une fois, comme avec les drones , la Maison Blanche définit le code mondial de la route pour tous les pays (et tous les groupes) capables de mettre la main sur de telles armes et elle fonce à 220 km heure, sans un flic en vue.

James Madison, Thomas Jefferson, George Washington, et le reste d'entre eux savaient ce qu’était la guerre, et pourtant ce ne sont des zélateurs ni des équivalents des Saint-Drones au XVIIIe siècle, ni des présidents qui pourraient être laissés libres de choisir de transformer le monde en un champ de tir. Ils savaient au moins aussi bien que n'importe qui dans notre état de sécurité nationale aujourd'hui que le monde est toujours un endroit dangereux - et que ce n'est pas une excuse pour investir un seul individu des pleins pouvoirs de guerre. Ils ne pensaient pas qu’un état de guerre permanente, qu’un état de tuerie permanente, ou qu’un président libre de plonger les Américains dans de tels états fût un chemin raisonnable pour leur nouvelle république. Pour eux, c'était de loin le moyen le plus dangereux d’exister dans notre monde. 

Pour les Pères Fondateurs la démocratie républicaine aurait sûrement prévalu sur la sécurité. Ils n'auraient jamais cru qu'un homme entouré de conseillers et d'avocats, qu’on laisserait se débrouiller, pourrait les protéger de ce qui avait vraiment de l’importance. Ils ont essayé de prévenir l’obsession sécuritaire. Maintenant, nous avons un gouvernement et une présidence qui lui est dédié, quel que soit celui qui sera élu en novembre.

Tom Engelhardt, co-fondateur de the American Empire Project et auteur de The United States of Fear (Les Etats-Unis de la peur) ainsi que La Fin de la Culture de la Victoire , gère TomDispatch.com pour the Nation Institute. Son dernier livre, co-écrit avec Nick Turse, est Planète Terminator: la première histoire de la guerre de Drones, 2001-2050 .

copyright 2012 Tom Engelhardt

 

source : Praying at the Church of St. Drone The President and His Apostles By Tom Engelhardt  www.tomdispatch.com  traduction J-o

Je n'ai pas traduit l'article du NYTimes Secret ‘Kill List’ Proves a Test of Obama’s Principles and Will
 
Il est accessible  sur : http://www.nytimes.com/2012/05/29/world/obamas-leadership-in-war-on-al-qaeda.html?_r=1

[1]Beltway : quartier politique de Washington qui comprend entre autres la Maison Blanche et le Capitole

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Commentaires
J
CIA gets nod to step up drone strikes in Pakistan<br /> <br /> <br /> <br /> The U.S., frustrated over Pakistan's refusal to crack down on local militants who cross into Afghanistan, is approving strikes that it might have vetoed before.<br /> <br /> <br /> <br /> http://www.latimes.com/news/nationworld/world/la-fg-pakistan-drone-surge-20120608,0,3557403,full.story
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