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L'astragale de Cassiopée
25 novembre 2011

l'énigme du samedi soir : du côté de chez Ford

 

Voici deux récits contemporains l'un de l'autre, qui nous parlent de Ford. L'un est traduit, l'autre non.

Saurez-vous les reconnaître ? 

1. CHEZ FORD À DETROIT

Dès la première visite des usines Ford, on est frappé par le fait que presque tous les ouvriers ont les joues enflées. On demande quelle en est la cause. On vous donne comme réponse : Bien sûr, Monsieur Ford ne fume pas.

En fait, ça veut dire qu'il ne tolère pas qu'on fume. Attention, pas seulement pendant le travail : celui qui travaille à la chaîne n'a pas le temps de tirer une bouffée de cigarette. Mais il est également interdit de fumer avant d'avoir pris, et après avoir quitté son poste, interdit dans les ateliers qui ne contiennent pas de matières inflammables et qui sont de toute façon des fournaises pleines de poussière, comme à l'extérieur des bâtiments, dans les rues sur les places ni dans les marais situés entre les bâtiments d'usine, tout au long desquels crache la vapeur des wagons de chemins de fer qui circulent. Dans le car qui mène les étrangers visiter les parties de l'usine dignes d'intérêt, à la cafétéria, où les ingénieurs et les fonctionnaires déjeunent à midi, il est interdit de fumer.

Alors pour compenser le manque de cigarettes, le personnel mâche du tabac toute la journée, de sorte qu'on croit qu'ils ont tous la joue enflée. De temps en temps, ils crachent leur chique, n'importe où sans faire attention. Dans la fonderie, ils visent l'eau chargée de soude, qui court sur le métal brûlant et gicle au visage de leurs camarades….

Car Monsieur Ford est non-fumeur

On apporte des chariots chargés de produits alimentaires dans les halls des ateliers. Quinze cents, c'est ce que coûte un petit paquet contenant trois casse-croûtes, deux à la viande, un à la confiture. À la marmite de soupe située juste à côté, on peut remplir un gobelet de papier pour cinq cents. Pour une bouteille de café chaud, on doit acquitter dix cents, dont on récupère cinq en rendant la bouteille vide. Devant les chariots et devant la marmite de soupe, les ouvriers font la queue.

Cela dure environ huit minutes avant que ce soit son tour. La pause de midi dans les usines où on fait les trois huit est de quinze minutes, et dans les autres usines de vingt minutes. En conséquence, on doit consommer la soupe chaude, les casse-croûtes, le café qu'on boit à la bouteille, et dans le meilleur des cas une pomme, dans un délai de sept minutes. En restant debout ou en mangeant accroupis par terre. Il n'y a pas de bancs ni de chaises. Les repas sont sous-traités à trois entreprises qui, une fois leur secteur délimité, n'ont pas à craindre de concurrence, ni à se soucier du confort de leurs clients.

Car Monsieur Ford est non seulement non-fumeur, mais il est aussi non-habitué des chariots de produits alimentaires.

Au milieu de chaque hall il y a une sorte d'estrade sur laquelle les ouvriers peuvent pendre leurs vêtements personnels, s'ils revêtent une blouse. Rares sont ceux qui le font. Ils préfèrent rentrer à la maison avec une chemise trempée de sueur, une veste trempée de sueur, sans manteau même en hiver, parce que les bons vêtements seront volés, si on ne les met pas sous clef. Chez Ford le changement d'équipe trois fois par jour ne se déroule pas avec des groupes qui se relèvent l'un l'autre ; chacun doit être à son poste à l'heure dite, à la minute près. De plus quelqu'un qui quitte l'atelier où plusieurs milliers d'hommes sont occupés à travailler fiévreusement de leurs mains peut faire de la fauche sans être remarqué.

Il y a peu de toilettes, et on doit faire la queue.

Car Monsieur Ford est non seulement non-fumeur, et non-habitué des chariots de produits alimentaires, mais il est aussi non-tenu de laisser ses vêtements et non-utilisateur des toilettes dans ses usines.

Le nouveau complexe de Rouge Plant, "l'Usine Rouge" tire son nom du fait qu'elle est située le long dela Rivière Rouge.Mais Monsieur Henry veut introduire à l'ensemble du secteur le nom de "City of Fordson", ce à quoi s'oppose Dearborn, une commune de banlieue : c'est son territoire.

L'usine initiale, Highland Park, est en cours de fermeture, et les terrains cédés à une autre entreprise industrielle.

Des milliers d'employés et d'ouvriers avaient emménagé dans le voisinage de l'usine, et quand ils se sont réveillés un matin, ils en étaient éloignés de dix miles.

Ils sont des dizaines de milliers à ne pas pouvoir se permettre de loger à Detroit ; ils prennent deux heures pour aller à Rouge Plant, la plupart du temps debout, car les  autobus, les tramways et les ferries sont bondés. Les ouvriers qui habitent en dehors de la zone desservie par les transports en commun achètent une auto d'occasion qu'ils utilisent tous les jours pour aller chercher leurs collègues, moyennant une rémunération mensuelle. Ce sont les voitures des ouvriers qu'on voit garées en masse devant les usines américaines et qu'on entend apporter comme preuve de leur bien-être.

Quant à Henry Ford, le non-fumeur, il habite à Dearborn.

Ce n'est pas à travers des entretiens à l'intérieur des usines Ford avec les ouvriers qu'on pourra compléter ce qu'on a vu ; d'abord personne n'a le temps, ensuite personne n'a le goût de se laisser aller à parler. Pourtant il est impossible, que ce soit à Detroit ou alentour, de rencontrer personne sans que la conversation ne vienne sur Ford. Chacun a débuté ici, ou travaille ici, toutes les terres des hommes sont représentées dans cette terre d'un homme ; c'estla Légionétrangère de l'Industrie. Les gens parlent peu de politique et se demandent quel genre de péquenot peut s'intéresser autant à leurs histoires de boulot. Pourtant, ils n'expriment que des plaintes.

Le pire ce serait la mise à pied.

Et c'est le pire.

Pour une erreur dans le travail, pour un délit insignifiant (s'il n'était pas insignifiant, l'ouvrier serait licencié sans autre forme de procès) on est "écarté". Pour un jour ou pour plus longtemps, jusqu'à quinze jours. De ces lock-out individuels disciplinaires, on ne trouve pas trace dans les livres sur Ford.

Ça ne figure pas non plus dans les ouvrages de droit pénal. Dans les ouvrages de droit pénal, il est dit que nul ne sera privé d'un juge, lequel devra se prononcer selon les textes en vigueur, après avoir entendu les témoins, les experts et écouté les plaidoiries des avocats. Le droit pénal, la loi pénale et le régime pénitentiaire, sont réglementés parla Ford MotorCompany plus simplement. Quiconque sera pris dans une rixe, pris à boire une gorgée de lait pendant le travail, ou qui d'une manière ou d'une autre donnera motif au General-Foreman, le chef d'atelier, sera "mis à pied". Quand bien même – hypothèse d'école - John D. Rockefeller encourrait pour une erreur à l'atelier la même pénalité, qui s'élève à la moitié de son salaire mensuel, ce ne serait en aucun cas la même pénalité financière, car John D. Rockefeller pourrait sortir un million de dollars sur ses économies, alors que soixante dollars, l'ouvrier de chez Ford ne le pourrait pas. Pour celui-là, quinze jours de mise à pied, c'est la faim pour sa femme et ses enfants, des reproches, et le fait de traîner chez soi contre son gré.

Évidemment il pourrait aller chercher du travail ailleurs, il y a assez de constructeurs Automobiles à Detroit, ChrysIer-Dodge, General-Motors, Packard, Studebaker, mais avant d'avoir trouvé un nouvel emploi, la période de congé-non-payé prend fin, et il peut retourner chez Ford.

À son retour sa paie hebdomadaire sera amputée de vingt-cinq dollars, au profit du punisseur. Souvent, comme par exemple au printemps 1927, des dizaines de milliers d'ouvriers furent "écartés" pour des "motifs d'exploitation technique", et aussitôt réembauchés, mais pas au salaire antérieurement acquis, seulement à cinq dollars par jour (la semaine Ford ne compte que cinq jours)

Il faut reconnaître que M. Henry Ford, du fait de la concurrence et tout particulièrement de celle de General Motors, n’amasse plus autant d'argent. Son obstination en est la cause. Comme de nombreux entrepreneurs à qui l'exploitation d'une nouvelle invention a mis en selle et qui se sont développés avec la conjoncture, il s'est considéré comme infaillible. Lors d'un procès que Henry Ford a intenté au "Chicago Tribune", parce qu'ils lui reprochaient son manque d'intelligence, il ne réussit pas l'épreuve scolaire la plus facile, et le journal poursuivi organisa par la suite un concours "les enfants de huit ans pourraient répondre aux questions que Ford ne résout pas. Il n'a pas écrit "Ses livres" et plus tard il les a reniés pour partie.

Il s'en est tenu à la voiture du modèle T, alors qu'elle était dépassée depuis longtemps et qu'elle était même devenue ridicule. Au lieu de prendre, grâce à ses gigantesques usines la haute main sur la production de voitures particulières, il se ridiculisa avec sa proposition de petits avions, les Fliver-Plans, qui s'écrasèrent en grand nombre, puis avec d'autres projets, avant de se décider pour le modèle A et pourla Lincolnà huit cylindres. Entre-temps, les concurrents l'avaient largement surpassée.

Maintenant il fait des économies sur les salaires.

Qu'un ouvrier se blesse, il reçoit une assistance médicale et doit reprendre son poste de travail. Qu'il ait le bras droit cassé, une tâche lui sera assignée, pour laquelle il n'a besoin que du bras gauche ; il est devenu un des nombreux travailleurs 'substandard'. 3595 sortes de tâches (il y en a en tout 7882 dans les usines Ford) peuvent être exécutées par des personnes professionnellement diminuées, parmi lesquelles 670 par les culs-de-jatte, 2637 par les unijambistes, 2 par des amputés des deux bras, 715 par des manchots et 10 par des aveugles. Même à l'hôpital les métallos sont occupés ; une toile cirée noire tendue sur le lit du malade sert d'établi, sur lequel les patients boulonnent des écrous. Ça sonne si invraisemblable, qu'on doit citer ce que dit Henry Ford dans son livre "Ma vie et mon œuvre" sur l'introduction du travail des malades : les ouvriers hospitalisés étaient exactement aussi bons que ceux qui étaient à l'usine et gagnaient pour cette raison leur salaire régulier. En fait, leur production était de 20% supérieure à la production habituelle. Naturellement personne n'était contraint de travailler, mais tous étaient volontaires. Travailler les aidait à passer le temps, l'appétit et le sommeil allaient mieux qu'avant, et leur rétablissement faisait des progrès plus rapides."

Quiconque n'est pas en état de reprendre le travail ne perçoit pas de salaire, ni d'indemnité de maladie. C'est seulement dans le cas d'une invalidité permanente contractée à l'usine qu'on est indemnisé selon le "Compensation bill".

C'est au premier étage du bâtiment B qu'on vous décompte votre salaire. Cela dure en moyenne une demi-heure, avant que l'intéressé reçoive du comptable son enveloppe. Ajoutez ça aux longues heures de transport entre l'usine et le domicile et aux huit heures de travail, pratiquement sans pause!

Les installations, devant lesquelles est conduit le visiteur respirent la propreté. Il n'y a vraisemblablement pas dans le monde, d'usine de mécanique d'aspect plus nickel. Que la centrale électrique propre à Ford, le four à verre, le moulin à papier et l'atelier de tannerie soient aussi étincelants, ça semble moins extraordinaire, car le nombre d'hommes qui y travaillent est relativement faible. Les rues aussi sont balayées ou goudronnées, et les espaces entre les usines aux huit cheminées forment un agréable contraste avec le reste de Detroit, même les étangs situés à l'intérieur de l'enceinte  de l'usine ont des bordures soignées, et les locomotives du petit réseau Ford de chemin de fer Detroit-Toledo-Ironton brillent de tous leurs nickels.

À peine trouve-t-on sous les tours de l'atelier des moteurs un petit tas de limaille de fer, et la chaîne de montage scintille comme un ruisseau alpin.

Les ouvriers se tiennent debout côte à côte de sorte que, de sous le bras du voisin situé tout près, ils saisissent la pièce, que sous le nez du voisin de gauche, ils s'attaquent au traitement de la pièce, avec laquelle ils doivent en avoir terminé immédiatement avant le visage du voisin de droite.

À strictement parler un cheveu au-dessus de leurs têtes, au point qu'il en arrive à les écorcher, s'avance le Convoyeur aux chaînes brillantes duquel pendent divers objets, comme les cadeaux sur un arbre de Noël.

Chacun doit essayer d'attraper le cadeau qui lui est destiné, sinon l'objet filera irrémédiablement, et alors là, ce sera la vraie catastrophe.

Pourquoi n'y a-t-il pas de place? Ne voyions-nous pas d'énormes surfaces à l'intérieur des installations ; les halls ne sont-ils pas assez hauts de plafond, qu'on ne puisse faire passer la bande de roulement, avec ses pièces d'acier accrochées à une distance moins dangereuse pour les têtes?

Hé bien, l'espacement c'est du temps perdu.

Et le temps c'est du salaire. C'est ça la raison de la cohue, c'est ça la raison pour laquelle on ne voit ni bancs ni tables pour le repas de midi, ni vestiaires, où on puisse se changer, peu de toilettes ni de lavabos, c'est pour ça qu'il est interdit de fumer.

Ainsi pas une seconde de salaire n'est perdue, jour et nuit tourne la chaîne de montage, à laquelle les hommes sont annexés.

Porter la main à la chaîne, prendre une tête d’écrou, porter la main à la chaîne, fixer le boulon, porter la main à la chaîne, deux coups de marteau, porter la main à la chaîne, poser la perceuse autogène, faire jaillir l'étincelle, porter la main à la chaîne, fixation des ailettes de plomb, carton paraffiné, une collerette, un paquet de bougies, un vilebrequin, et toujours entre-temps porter la main à la chaîne, porter la main à la chaîne, geste manuel et résultat, position corporelle et énergie, homme et machine, toujours la même chose. Les moteurs, prêts, vibrent sur les bancs d'essai.

La "ligne de montage final", la dernière des chaînes de montage, n'est plus un ruisseau, c'est plutôt un fleuve, long de268 mètres, avec de nombreux affluents. Du bac à peinture émerge l'essieu arrière qui remonte et se rapproche en roulant, les roues déjà équipées de pneus, s'y embouchent, les garde-boue s'élancent dessus, le châssis arrive, sur les longerons est fixé le moteur, les radiateurs se fixent à l'avant, les peintres font gicler les couleurs, la carrosserie avec ses sièges en cuir, ses vitres et ses phares s'enfonce, comme un tout sur le tout, il ne reste qu'à la boulonner.

On voit bien que c'est la chaîne qui fixe le rythme du travail, et pas le travail qui fixe le rythme de la chaîne. Seuls quelques ouvriers restent debout à leur poste, la plupart accompagnent la pièce, assis dans un panier à roulettes comme on en voit aux mendiants culs-de jatte ; ici les jambes traînent derrière l'ouvrier qui doit courir derrière sa pièce, pour colmater ici et limer là, en faisant le travail en marchant.

De plus en plus la somme des parties composantes tend vers le  Tout, le Véhicule automobile. Et tout à coup un homme s'élance sur le siège du Chauffeur et appuie sur le klaxon. C'est le cri d'un nouveau-né. Et de la chaîne qui court en pente raide, un être vivant  court, plus vite, il s'arrache du cordon ombilical roulant  et se précipite dans l'atelier A-A.

Huit inspecteurs tâtent et regardent la voiture. Les poignées de portes sont vérifiées, les vitres, le radiateur, les rouages. Chaque jour 550 voitures viennent ici au monde. Les concessionnaires et leurs employés, plaque d’immatriculation en main, attendent, font remplir le réservoir et rentrent à la maison avec les véhicules nouveau-nés.

À Dearborn, ici, là où Ford lui aussi doit dire Dearborn, il y a un terrain d'aviation et son usine de construction d'avions. Un Hangar et deux autres, qui servent d'ateliers. Pas de convoyeur, pas de  taylorisme, pas de fordisme ici à observer. Le trimoteur Ford, Stout-Type, d'une capacité d'emport de quatorze passagers, affiché au prix de 65 000 Dollars, est produit selon les méthodes de tous les constructeurs d'avions

Malgré tout, ça fait un but de visite, tout comme quelques objets de musée qui sont ici, l'aéroplane "Pride of Detroit", qui a fait le tour du monde en vol en 193 heures, l'aéroplane de l'expédition arctique du Capitaine  Byrd, une copie du biplan avec lequel Blériot a traverséla Mancheen1909...

Pourquoi donc une visite? Les visiteurs sont invités avec insistance par les guides à entreprendre de survoler Detroit. Ça coûte huit dollars.

À gauche et à droite de l'entrée du gigantesque ensemble Ford, il y a une série de collines de ferrailles empilées. Les restes de quatre cents navires de guerre, "Eagle Boats", de l'U.S.A. Shipping Board, cédés à M. Ford pour mise à la casse ; une partie sera utilisée pour la production d'acier au vanadium pour les voitures, et le reste comme navires de transport de véhicules surla Rivière Rouge  etla Rivièrede  Detroit.

Dès lors qu'on a franchi ce barrage rouillé, c'en est fini de la société Ford à souveraineté  limitée. On peut, dans sa voiture ou en attendant le tramway, allumer une cigarette et rentrer à la maison en passant par l'est de Detroit, la ville qui connaît plus de crimes que Chicago, plus de meurtres, d'agressions mortelles et d'attaques à main armée que n'importe quelle autre ville de la planète. Mais Monsieur Ford n'est pas fumeur.

 

2.

Dès le lendemain j’ai pris le train pour Detroit où m’assurait-on l’embauche était facile dans maints petits boulots pas trop prenants et bien payés.

Ils m’ont parlé les passants comme le sergent m’avait parlé dans la forêt. « Voilà ! qu’ils m’ont dit. Vous pouvez pas vous tromper, c’est juste en face de vous. »

Et j’ai vu en effet les grands bâtiments trapus et vitrés, des sortes de cages à mouches sans fin, dans lesquelles on discernait des hommes à remuer, mais remuer à peine, comme s’ils ne se débattaient plus que faiblement contre je ne sais quoi d’impossible. C’était ça Ford ? Et puis tout autour et au-dessus jusqu’au ciel un bruit lourd et multiple et sourd de torrents d’appareils, dur, l’entêtement des mécaniques à tourner, rouler, gémir, toujours prêtes à casser et ne cassant jamais.

« C’est donc ici que je me suis dit... C’est pas excitant... » C’était même pire que tout le reste. Je me suis approché de plus près, jusqu’à la porte où c’était écrit sur une ardoise qu’on demandait du monde.

J’étais pas le seul à attendre. Un de ceux qui patientaient là m’a appris qu’il y était lui depuis deux ours et au même endroit encore. Il était venu de Yougoslavie, ce brebis, pour se faire embaucher. Un autre miteux m’a adressé la parole, il venait bosser qu’il prétendait, rien que pour son plaisir, un maniaque, un bluffeur.

Dans cette foule presque personne ne parlait l’anglais. Ils s’épiaient entre eux comme des bêtes sans confiance, souvent battues. De leur masse montait l’odeur d’entre jambes urineux comme à l’hôpital. Quand ils vous parlaient on évitait leur bouche à cause que le dedans des pauvres sent déjà la mort.

Il pleuvait sur notre petite foule. Les files se tenaient comprimées sous les gouttières. C’est très compressible les gens qui cherchent du boulot. Ce qu’il trouvait de bien chez Ford, que m’a expliqué le vieux Russe aux confidences, c’est qu’on y embauchait n’importe qui et n’importe quoi. « Seulement prends garde, qu’il a ajouté pour ma gouverne, faut pas crâner chez lui, parce que si tu crânes on te foutra à la porte en moins de deux et tu seras remplacé en moins de deux aussi par une des machines mécaniques qu’il a toujours prêtes et t’auras le bonsoir alors pour y retourner ! » Il parlait bien le parisien ce Russe à cause qu’il avait été « taxi » pendant des années et qu’on l’avait vidé après une affaire de cocaïne à Bezons et puis en fin de compte qu’il avait joué sa voiture au zanzi avec un client à Biarritz et qu’il avait perdu.

C’était vrai, ce qu’il m’expliquait qu’on prenait n’importe qui chez Ford. Il avait pas menti. Je me méfiais quand même parce que les miteux ça délire facilement.

Il y a un moment de la misère où l’esprit n’est plus déjà tout le temps avec le corps Il s’y trouve vraiment trop mal. C’est déjà presque une âme qui vous parle. C’est pas responsable une âme.

À poil qu’on nous a mis pour commencer, bien entendu. La visite ça se passait dans une sorte de laboratoire. Nous défilions lentement. « Vous êtes bien mal foutu, qu’a constaté l’infirmier en me regardant d’abord, mais ça fait rien. »

Et moi qui avais eu peur qu’ils me refusent au boulot à cause des fièvres d’Afrique, rien qu’en s’en apercevant si par hasard ils me tâtaient les foies ! Mais au contraire, ils semblaient l’air bien content de trouver des moches et des infirmes dans notre arrivage.

« Pour ce que vous ferez ici, ça n’a pas d’importance comment que vous êtes foutu ! m’a rassuré le médecin examinateur, tout de suite.

— Tant mieux que j’ai répondu moi, mais vous savez, monsieur, j’ai de l’instruction et même j’ai entrepris autrefois des études médicales... »

Du coup, il m’a regardé avec un sale oeil. J’ai senti que je venais de gaffer une fois de plus, et à mon détriment. « Ça ne vous servira à rien ici vos études, mon garçon ! Vous n’êtes pas venu ici pour penser, mais pour faire les gestes qu’on vous commandera d’exécuter... Nous n’avons pas besoin d’imaginatifs dans notre usine.

C’est de chimpanzés dont nous avons besoin... Un conseil encore. Ne nous parlez plus jamais de votre intelligence ! On pensera pour vous mon ami ! Tenez-vous-le pour dit. »

Il avait raison de me prévenir. Valait mieux que je sache à quoi m’en tenir sur les habitudes de la maison. Des bêtises, j’en avais assez à mon actif tel quel pour dix ans au moins je tenais à passer désormais pour un petit peinard. Une fois rhabillés, nous fûmes répartis en files traînardes, par groupes hésitants en renfort vers ces endroits d’où nous arrivaient les fracas énormes de la mécanique. Tout tremblait dans l’immense édifice et soi même des pieds aux oreilles possédé par le tremblement, il en venait des vitres et du plancher et de la ferraille, des secousses, vibré de haut en bas. On en devenait machine aussi soi-même à force et de toute sa viande encore tremblotante dans ce bruit de rage énorme qui vous prenait le dedans et le tour de la tête et plus bas vous agitant les tripes et remontait aux yeux par petits coups précipités, infinis, inlassables. À mesure qu’on avançait on les perdait les compagnons. On leur faisait un petit sourire à ceux-là en les quittant comme si tout ce qui se passait était bien gentil. On ne pouvait plus ni se parler ni s’entendre. Il en restait à chaque fois trois ou quatre autour d’une machine.

On résiste tout de même, on a du mal à se dégoûter de sa substance, on voudrait bien arrêter tout ça pour qu’on y réfléchisse, et entendre en soi son cœur battre facile ment, mais ça ne se peut plus. Ça ne peut plus finir. Elle est en catastrophe cette infinie boîte aux aciers et nous on tourne dedans et avec les machines et avec la terre. Tous ensemble ! Et les mille roulettes et les pilons qui ne tombent jamais en même temps avec des bruits qui s’écrasent les uns contre les autres et certains si violents qu’ils déclenchent autour d’eux comme des espèces de silences qui vous font un peu de bien.

Le petit wagon tortillard garni de quincaille se tracasse pour passer entre les outils. Qu’on se range ! Qu’on bondisse pour qu’il puisse démarrer encore un coup le petit hystérique. Et hop ! il va frétiller plus loin ce fou clinquant parmi les courroies et volants, porter aux hommes leurs rations de contraintes.

Les ouvriers penchés soucieux de faire tout le plaisir possible aux machines vous écœurent, à leur passer les boulons au calibre et des boulons encore, au lieu d’en finir une fois pour toutes, avec cette odeur d’huile, cette buée qui brûle les tympans et le dedans des oreilles par la gorge. C’est pas la honte qui leur fait baisser la tête. On cède au bruit comme on cède à la guerre. On se laisse aller aux machines avec les trois idées qui restent à vaciller tout en haut derrière le front de la tête. C’est fini. Partout ce qu’on regarde, tout ce que la main touche, c’est dur à présent. Et tout ce dont on arrive à se souvenir encore un peu est raidi aussi comme du fer et n’a plus de goût dans la pensée.

On et devenu salement vieux d’un seul coup.

Il faut abolir la vie du dehors, en faire aussi d’elle de l’acier, quelque chose d’utile. On l’aimait pas assez telle qu’elle était, c’est pour ça. Faut en faire un objet donc, du solide, c’est la Règle.

J’essayai de lui parler au contremaître à l’oreille, il a grogné comme un cochon en réponse et par les cestes seulement il m’a montré, bien patient, la très simple manoeuvre que je devais accomplir désormais pour tou jours. Mes minutes, mes heures, mon reste de temps comme ceux d’ici s’en iraient à passer des petites chevilles à l’aveugle d’à côté qui les calibrait, lui, depuis des années les chevilles, les mêmes. Moi j’ai fait ça tout de suite très mal. On ne me blâma point, seulement après trois jours de ce labeur initial, je fus transféré, raté déjà, au trimbalage du petit chariot rempli de rondelles, celui qui cabotait d’une machine à l’autre. Là, j’en laissais trois, ici douze, là-bas cinq seulement. Personne ne. me parlait. On existait plus que par une sorte d’hésitation entre l’hébétude et le délire. Rien n’importait que la continuité fracassante des mille et mille instruments qui commandaient les hommes.

Quand à six heures tout s’arrête on emporte le bruit dans sa tête, j’en avais encore moi pour la nuit entière de bruit et d’odeur à l’huile aussi comme si on m’avait mis un nez nouveau, un cerveau nouveau pour toujours.

Alors à force de renoncer, peu à peu, je suis devenu comme un autre... Un nouveau Ferdinand. Après quelques semaines. Tout de même l’envie de revoir des gens du dehors me revint. Pas ceux de l’atelier bien sûr, ce n’étaient que des échos et des odeurs de machines comme moi, des viandes vibrées à l’infini, mes compagnons. C’était un vrai corps que je voulais toucher, un corps rose en vraie vie silencieuse et molle.

Je ne connaissais personne dans cette ville et surtout pas de femmes. Avec bien du mal, j’ai fini par recueillir adresse incertaine d’une « Maison », d’un bobinard clandestin, dans le quartier Nord de la ville. J’allai me promener de ce côté quelques soirs de suite, après l’usine, en reconnaissance. Cette rue ressemblait à une autre, mais mieux tenue peut-être que celle que j’habitais.

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Commentaires
H
....retour à Vienne et dobru noc<br /> <br /> http://youtu.be/WbOKlBFVHNM
L
"WELCOME IN VIENNA est un film subtil et enthousiasmant, grande leçon d'Histoire, de cinéma et d'humanité" (CLAUDE LANZMANN)<br /> <br /> <br /> <br /> Sélection Officielle au Festival de Cannes 1986<br /> <br /> Prix du meilleur réalisateur au Festival International de San Sebastian 1986<br /> <br /> Prix du meilleur film au Festival International de Chicago 1986<br /> <br /> Prix du meilleur film au Festival de Baden-Baden 1986<br /> <br /> Léopard de Bronze au Festival International de Locarno 1987
L
Nous vous rapportons les propos du "canard enchainé"<br /> <br /> Un monument de cinéma (...) Une fresque de six heures au total, palpitante, passionnante, bouleversante, tournée dans un noir et blanc travaillé, rythmée d'archives admirablement utilisées, de longs plans d'action concertés et de dialogues philosophiques." (LE CANARD ENCHAINE)<br /> <br /> et nous vous rassurons encore que 6 heures ne nous effraient pas .<br /> la première partie dure 1h 50 .Notre tante Kara pour une fois....
K
en effet la musique additionnelle du film est de Schubert .<br /> <br /> Voici une chanson très populaire de Balašević<br /> <br /> http://youtu.be/C182tY2vpvQ
K
*schubert aurait aimé ;o )
L'astragale de Cassiopée
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