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L'astragale de Cassiopée
17 octobre 2011

LE RASPOUTINE DE POUTINE

Voici un article de Peter Pomerantsev paru dans la London Review of Books (LRB) , Vol. 33 No. 20 · 20 October 2011 pages 3-6 traduction de Jean-ollivier. Le texte original est accessible sur : http://www.lrb.co.uk/v33/n20/peter-pomerantsev/putins-rasputin?

Je ne sais trop où classer ce texte. Critique littéraire ? théâtrale ? Analyse politique ? Science-fiction ? En tout cas, il m'a pas mal secoué.

à propos de l'auteur : Peter Pomerantsev a passé quatre ans à produire des programmes de télévision à Moscou  (il raconte l’expérience dans la LRB de février).

Le prochain acte de l'histoire russe est sur le point de commencer : Poutine et Medvedev jaillissent hors de la scène pour se précipiter dans leur loge à Moscou,  échangent leurs costumes, et réapparaissent pour jouer chacun le rôle de l’autre. Poutine en tant que président, encore une fois, et Medvedev comme Premier Ministre. C'est l'apothéose de ce qu’on appelle la «démocratie dirigée», et le triomphe ultime du scénariste-réalisateur du spectacle, l’idéologue en chef de Poutine et son éminence grise, Vladislav Sourkov, le «démiurge du Kremlin». Connu aussi comme le «marionnettiste qui a privatisé le système politique russe», Sourkov est le véritable génie de l'ère Poutine. Comprenez-le et vous comprendrez non seulement la nature de la Russie contemporaine, mais aussi la nature d’un nouveau type de pouvoir politique, une forme d'autoritarisme bien plus subtile que ses ancêtres du 20ème siècle.

 

Il ya quelque chose d’angélique dans le visage lisse du doux Sourkov, et quelque chose de démoniaque dans son regard. Il a été formé en tant que directeur de théâtre puis il est devenu un homme de relations publiques; désormais son rôle officiel est «le vice-chef de l'administration présidentielle», mais son influence sur la politique russe est inégalée. C’est l'homme qui est derrière le concept de «démocratie souveraine», dans lequel les institutions démocratiques sont maintenues en état, sans exercer aucune liberté démocratique, c’est l'homme qui a transformé la télévision en une machine de propagande kitsch à la gloire de Poutine et qui a lancé des groupes de jeunes pro-Kremlin heureux de se comparer aux Jeunesses hitlériennes, heureux d’agresser les étrangers et les journalistes de l'opposition, et de brûler comme antipatriotiques des livres sur la Place Rouge. Mais ce n'est que la moitié de l'histoire.

Dans son temps libre Sourkov écrit des essais sur l'art conceptuel et les paroles de chansons pour des groupes de rock. C’est un aficionado du gangsta rap: il ya une photo de Tupac sur son bureau, à côté de l'image de Poutine. Et il est l'auteur présumé d'un roman à succès, Presque zéro. «Présumé» parce que le roman a été publié (en 2009) sous le pseudonyme de Natan Dubovitsky – la femme de Sourkov s’appelle Natalya Dubovitskaya. Officiellement Sourkov est l'auteur de la préface, où il nie être l'auteur du roman, pour mettre son point d’honneur à se contredire: «L'auteur de ce roman est un plumitif minable obsédé par Hamlet ; plus loin,« c'est le meilleur livre j'aie jamais lu. " Dans les interviews, il en est presque venu à admettre qu’il en est l'auteur tout en se refusant toujours à une confession complète. Qu'il en ait ou non effectivement écrit chaque mot, il aura tout fait pour s’y associer.

Le roman est une satire de la Russie contemporaine dont le héros, Egor, est un chargé de relations publiques corrompu, heureux de servir quiconque est prêt à le payer. Ex-éditeur de poésie d'avant-garde, il achète maintenant des textes à de pauvres écrivains inconnus, puis en vend les droits à des bureaucrates riche et à des gangsters dotés d’ambitions artistiques, qui les publieront sous leur propre nom. Le monde des relations publiques et de l'édition tel que dépeint dans le roman est extrêmement dangereux. Les maisons d'édition ont leur propres gangs, dont les membres se liquident les uns les autres pour les droits sur Nabokov et Pouchkine, et que les services secrets infiltrent pour leurs propres fins opaques. C'est exactement le genre de livre que les groupes de jeunes de Sourkov brûlent sur la place Rouge.

Né dans la province russe d’une mère célibataire, Egor grandit comme un anar à la culture livresque, dans le désenchantement de l’idéologie creuse d’une Union Soviétique finissante. Dans les années 1980, il s'installe à Moscou où il va traîner aux marges du monde de la bohème ; et dans les années 1990, il devient un gourou des relations publiques. C'est un arrière-plan qui a beaucoup en commun avec celui de Sourkov, dont les détails n’étaient guère connus avant qu'un article dans Novoïé Vremia plus tôt cette année précise les choses. Il est né en 1964, le fils d'une mère russe et d'un père tchétchène qui a quitté le foyer quand Sourkov était encore un jeune enfant.  Ses anciens camarades de classe se souviennent de lui comme quelqu'un qui se moquait des favoris des professeurs au Komsomol ; il portait un pantalon de velours, il avait les cheveux longs comme les Pink Floyd, il écrivait de la poésie, et il avait un succès fou auprès des filles. C’était un étudiant d’élite dont les essais sur la littérature étaient lus à haute voix par les enseignants dans la salle des professeurs : ce n'était pas qu’à ses propres yeux qu'il était trop intelligent pour croire à l’environnement social et politique qui l’entourait.

Dans les années 1980 et au début des années 1990 la Russie aura expérimenté différentes modes à un rythme vertigineux : la stagnation soviétique a conduit à la perestroïka, qui a conduit à l'effondrement de l'Union soviétique, à l'euphorie libérale puis à un désastre économique. Comment croire à quoi que ce soit, quand tout autour de vous change si vite? Sourkov aura abandonné toute une gamme de carrières, universitaires, de la métallurgie à la direction de théâtre, il fut un temps dans l'armée, il a fréquenté la bohème, et il eut régulièrement des altercations violentes (il fut expulsé de l'école de théâtre pour violences). Sourkov, dit-on (peut-être) dans l'un des câbles diplomatiques américains publiés par Wikileaks, s’est toujours pris pour un génie méconnu, mais il lui a fallu du temps pour trouver son vrai métier.

Il s’entraînait dans un club d’arts martiaux avec Mikhaïl Khodorkovski, alors l'une des stars parmi les jeunes entrepreneurs émergeant en Russie. Khodorkovski le prit comme garde du corps, vit qu'il aurait plus d’usage de son cerveau que de ses muscles et le promut responsable des relations publiques. Il se fit connaître pour sa capacité non seulement à imaginer d’astucieuses campagnes de relations publiques mais aussi à manipuler les gens afin que ces campagnes soient relayées par les grands médias, grâce à un mélange de charme, d'agressivité et de corruption. « Sourkov agit comme un tchékiste des années 1920 et 1930 », a déclaré Dmitri Oreshkin, un analyste politique. «Il renifle toujours votre point faible." Des emplois haut de gamme s’ensuivirent dans les banques et les chaînes de télévision. En 1999, il fut invité à rejoindre l'administration présidentielle d’Eltsine. apparaissant plus comme un créatif que comme un bureaucrate, il s’est démarqué des autres. Il fut l'un des spin doctors clef de la promotion de Poutine à la présidentielle de 2000. Depuis lors, tandis que beaucoup de ses collègues sont tombés en disgrâce, Sourkov a réussi à rester dans le jeu en se remodelant pour répondre aux besoins de son maître. «Slava sait naviguer», selon Boris Nemtsov, un politicien de l'opposition en vue: «Du temps d’Eltsine, il était démocrate, sous Poutine, il est autocrate."

A un moment, il commença à craindre que le succès ne le mène à sa perte: il circulait des rumeurs d’ambitions présidentielles, une dangereuse rumeur, en particulier dans les milieux politiques, et il a immédiatement fait savoir que son père était tchétchène, ce qu’il avait auparavant tenu secret, afin de se tenir à l’écart des hauts postes, dit-on. C'était sa façon de dire «Je connais ma place. » Un de ses anciens patrons l'a décrit comme « une personne fermée, avec beaucoup de démons. Il n'est jamais à niveau avec les gens. Il doit être au-dessus ou, le cas échéant, au-dessous : soit le maître soit l'esclave ».

Les parties les plus intéressantes de Presque zéro se situent lorsque l'auteur quitte la satire sociale pour le monde intérieur de son protagoniste. Egor est décrit comme un «Hamlet vulgaire» capable de décrypter la superficialité de son époque, mais incapable d'avoir des sentiments réels pour quelqu'un ou quelque chose : «Son moi s’est enfermé dans une coquille... au dehors c’était des ombres, des poupées. Il se voyait comme quasi autiste, faisant semblant d’être en contact avec le monde extérieur, parlant  à voix déguisée pour  pêcher  ce qu'il lui fallait partir dans le maelstrom de Moscou ! livres, sexe, argent, nourriture, pouvoir  et autres choses utiles " Le roman réfère à Hamlet, encore et encore - même si Prospero conviendrait davantage - tandis que les principaux protagonistes sont comparés aux Acteurs, « prêts à exécuter une pastorale, la tragédie ou quelque chose d’intermédiaire ». Le romancier Edouard Limonov décrit Sourkov comme ayant «transformé la Russie en un magnifique théâtre postmoderne, où il expérimente des anciens et des nouveaux modèles de politique». Là nous tenons quelque chose. Dans la Russie contemporaine, contrairement à l'ancienne URSS ou de l'actuelle Corée du Nord, la scène est en constante évolution : le pays est une dictature dans la matinée, une démocratie au déjeuner, une oligarchie à l’heure du souper, tandis que, dans les coulisses, les compagnies pétrolières sont expropriées, des journalistes tués, des milliards détournés. Sourkov est au centre du spectacle, en parrainant des skinheads nationalistes un moment, en soutenant des groupes de défense des droits de l’homme l’instant d’après. C'est une stratégie de puissance qui repose sur le fait de maintenir constamment dans la confusion toute opposition possible, au gré d’une géométrie incessamment variable qui est imparable, car elle est indéfinissable.

Cette fusion du despotisme et du postmodernisme, dans laquelle aucune vérité n’est certaine, se reflète dans l'engouement parmi l'élite russe pour la programmation neuro-linguistique et l'hypnose eriksonienne : des manipulations subliminales largement basées sur le fait de dérouter l’adversaire, d'abord développées aux États-Unis dans les années 1960. Il existe d'innombrables centres de formation à la programmation neuro-linguistique et à la méthode d’Erikson à Moscou, avec tous ces aspirants au pouvoir, larguant des milliers de dollars pour apprendre à devenir le prochain maître manipulateur. De nouvelles traductions de textes postmodernistes donnent du poids philosophique au modèle du pouvoir Sourkovien. [Jean-] François Lyotard, théoricien français de la postmodernité, n’a commencé à être traduit en Russie que vers la fin des années 1990, exactement au moment Sourkov a rejoint le gouvernement. L'auteur de Presque zéro aime à invoquer des concepts lyotardiens tels que l’effondrement des grands mythes fondateurs culturels et la fragmentation de la vérité : des idées qui sont encore toutes fraîches en Russie. Un bloggeur a noté que «le nombre de références à Derrida dans le discours politique se développe au-delà du raisonnable. Lors d'une récente conférence le député à la Douma Ivanov a cité Derrida à trois reprises et Lacan deux fois. " En un écho du destin du socialisme au début du 20e siècle, la Russie a adopté un mouvement intellectuel occidental à la mode, soi-disant libérateur, pour le transformer en instrument d'oppression.

À l'époque soviétique un fonctionnaire aurait fait semblant de croire au moins du bout des lèvres dans le communisme ; aujourd’hui le patron d'une des principales chaînes de télévision de Russie, Vladimir Kulistikov, qui a été autrefois employé par Radio Free Europe, annonce fièrement qu'il «peut travailler avec n'importe quel pouvoir avec lequel on me dit de travailler». Dès lors que vous avez fait preuve de loyauté quand ça compte vraiment, vous êtes libre de faire ce que vous voulez après les heures de service. Ainsi le propriétaire de la plus grande galerie de Moscou conseille le Kremlin pour sa propagande tout en présentant au même moment des œuvres anti-Kremlin dans sa galerie, le réalisateur le plus en vogue fait un tabac avec une satire du régime de Poutine, tout en adhérant au parti de Poutine ; Sourkov écrit un roman sur la corruption du système et des paroles de chansons rock dénonçant le régime de Poutine, des paroles qui l’auraient mené en prison dans les périodes précédentes.

En Russie soviétique, vous étiez contraints de renoncer à toute notion de liberté artistique, si vous vouliez avoir une tranche du gâteau. Dans la Russie d'aujourd'hui, si vous êtes doué et intelligent, vous pouvez avoir les deux. S’institue une fusion unique de boyards primitifs et d'extrême ironie postmoderne. Une publicité immobilière affichée partout dans le centre de Moscou au début de cette année restitue parfaitement l'ambiance. Présentée dans le style d'une affiche nazie, elle montre deux jeunes à l’aspect germanique face à un paysage de montagne majestueux avec le slogan «la vie s’améliore". Il serait faux de dire que l'annonce est humoristique, mais c'est pas sérieux non plus. C'est en quelque sorte les deux à la fois. Cela dit que telle est la société où nous vivons (une dictature), mais qu’on peut en jouer (on peut faire des blagues à ce sujet), tout en s’y prenant de façon sérieuse (nous gagnons de l'argent à jouer le jeu et nous ne laisserons personne en subvertir les règles). Il ya quelques mois il y a eu une énorme « soirée Poutine » au club le plus chic de Moscou. Des stripteaseuses se tortillaient autour de mâts (pole dancing) en scandant: « Je te veux, Premier ministre » C'est la même logique. Le lèche-cul qui est donné au maître est totalement authentique, mais comme nous sommes tous des gens libérés du 21e siècle, des gens qui aiment les films des frères Coen, nous ferons notre lèche-cul avec un sourire ironique, tout en reconnaissant que si jamais nous devions marcher sur vos plates-bandes, nous serions très vite morts.

C'est le monde que Sourkov a créé, un monde de masques et d’attitudes, coloré mais vide, avec pas grand-chose d’autre au fond que le goût du pouvoir pour le pouvoir et l'accumulation de vastes richesses. Le pays vit au rythme du script rédigé par l'ancien aspirant directeur de théâtre. La victoire de Sourkov apparaît totale. Mais ce n'est pas tout à fait le cas. Presque zéro n'est pas le seul best-seller récent écrit par un membre de l'élite politique et économique du pays. En janvier, son vieil ami Khodorkovski, le magnat du pétrole emprisonné et devenu depuis un éminent dissident politique, a publié un recueil de ses essais et des interviews. Sourkov et Khodorkovski ont une relation personnelle compliquée. Khodorkovski, dit-on, n’a jamais fait complètement confiance à Sourkov, et donc quand le jeune directeur des relations publiques a demandé à devenir un partenaire à part entière dans sa société pétrolière et bancaire, Khodorkovski a refusé. Les deux se sont fâchés, et nombreux sont ceux qui disent que leur inimitié mutuelle a été un facteur dans l'emprisonnement de Khodorkovski. Désormais, leurs deux ouvrages sont représentatifs de la fracture intellectuelle qui divise la Russie. Les Essais de Khodorkovski traitent principalement de ses réflexions sur l'avenir politique du pays. Il est devenu social-démocrate au cours de son séjour en prison, et dénonce le capitalisme rapace qui lui a permis de faire fortune. Ses idées ne sont pas originales : ce qui est frappant, c'est le ton du livre - calme, digne, mesuré. Khodorkovski n'attaque pas ses geôliers, ni ne plie le genou devant eux, mais plier le genou est ce qu'il est censé faire.

Pour autant que le Kremlin soit concerné, le scénario idéal, celui que la plupart des autres oligarques ont suivi, serait pour Khodorkovski de craquer, de demander grâce, d’implorer la pitié, de signer de faux aveux : la vieille stratégie du KGB. Il refuse de faire tout cela, ce qui a fait de lui une figure de ralliement pour les libéraux. Personne ne pense qu'il soit plus honnête au fond que tous les autres milliardaires des années 1990, mais son comportement aujourd'hui, dans le contexte de conformisme sourkovien, est impressionnant. Le récent procès qui l’a condamné à une période de six ans de plus en prison l’a accusé d'avoir volé quelque sorte le pétrole de sa propre entreprise. En plus de cela, le juge a annoncé dans son discours de clôture que deux anciens ministres qui avaient témoigné en faveur de Khodorkovski avait effectivement témoigné contre lui. Le noir a tourné au blanc, le blanc au noir. L'absurdité même du jugement en est la clef : le Kremlin a annoncé qu'il avait le contrôle complet sur la réalité et que tout ce qu'il déclarait, quelque ridicule que cela puisse être, c'était la vérité.

Depuis le procès de Khodorkovski, il ya eu quelques protestations inattendues de la part de sujets autrefois fidèles. Toutd'abord une ballerine célèbre, qui n’était pas connue pour son courage politique, a démissionné du parti créé par Sourkov lorsqu’elle a vu sa propre signature sur un document public dénonçant Khodorkovski. Puis l'attaché de presse du tribunal où Khodorkovski a été condamné a admis en larmes que le juge avait été forcé de lire une sentence préparée par le Kremlin. Plus récemment, Mikhaïl Prokhorov, le plus célèbre des oligarques encore en liberté, a dénoncé Sourkov comme un «marionnettiste», depuis que Prokhorov a été dépouillée de son appartenance à la Commission présidentielle pour la modernisation. La photo de M. Khodorkovski regardant depuis derrière les barreaux, qui figure sur la couverture de ses Collected Essays, a changé de signification. Quand il a été arrêté en 2003, c’est cette image qui a annoncé la prééminence de Poutine, renvoyant à la niche les puissants oligarques du jour au lendemain. «À une photo près vous voyez qu’on peut passer de la couverture de Forbes à une cellule de prison ", disait l'image, et Sourkov a dû faire le nécessaire pour s'assurer que l'image soit diffusée aussi largement que possible. Huit ans plus tard, Khodorkovski est toujours derrière les barreaux, mais l'image dit maintenant quelque chose comme: «Quand je suis derrière les barreaux, c’est l'ensemble de la Russie qui est une prison."

Dans un exemple net d’annonce que le noir est blanc, les médias contrôlés par Sourkov se référent aux partisans libéraux (au sens anglais) de M. Khodorkovski comme «demoshiza» (abréviation de «schizophrènes démocrates»), alors que c’est l'idéologie sourkovienne qui est, dans au sens courant, schizophrène: ce sont les partisans de Khodorkovski qui exigent une cohérence. L’étiquette de «demoshiza» joue également un rôle utile en amalgamant la «démocratie»à la «maladie mentale». «démocratique» : le mot a un statut fâcheux en Russie: il est principalement utilisé comme un synonyme peu flatteur pour «bon marché» et «bas de gamme»: McDonald a des prix «démocratiques», le contrôle des entrées dans un club particulier crasseux peut être décrit comme «démocratique» - c'est à dire qu'ils laissent entrer tout le monde. Quelques restaurants sont fiers de leur étiquette «démocratique»: géré par les enfants des anciens dissidents soviétiques, ce sont les lieux où les artistes libéraux (même sens que supra) de la ville, les cinéastes, les journalistes et le gratin des autres « demoshiza », boivent, mangent et paradent toute la nuit.

Je me trouve dans l'un d'eux tard le soir, après avoir enfin, après un mois d'appels téléphoniques, la mendicité, de chantage et de plaidoirie, a réussi à obtenir un billet pour voir la version théâtre de Presque zéro , la pièce de théâtre la plus élitiste (exclusive) que cette ville profondément théâtrale ait jamais vue. La vente des Billets a officiellement débuté à 500 $. Au marché noir les billets se négociaient à quatre chiffres (1000 $ et plus). Le prix final que j’ai payé? Deux bouteilles de champagne et la possibilité pour l'une des plus grandes actrices du théâtre d'utiliser la maison de mes parents à Londres sans payer de loyer. En fait pour ce prix je n’ai même pas eu un siège correct. Les huissiers m’ont laissé entrer une fois les lumières baissées. Ils m'ont donné un coussin et m'ont dit de m'asseoir sur le sol au premier rang. Ma tête a passé la soirée à frapper contre la cuisse parfumée d'un modèle incroyablement parfait, le mari à la tête de brute ne semblant pas très content. L'audience était pleine de ces types : les durs, les hommes intelligents qui dirigent le pays avec leurs superbes satellites féminines. Vous n'allez généralement pas trouver ces gens-là au théâtre, mais ils étaient là parce que c'était la chose à faire : si jamais ils tombent sur Sourkov, ils pourront lui dire combien ils ont aimé sa pièce fascinante. L'autre moitié de l'auditoire, c’était les leaders artistiques de la ville: imprésarios, réalisateurs, acteurs. Ils avaient un motif comparable pour être là : Sourkov est célèbre pour donner des subventions aux théâtres et aux festivals. Il ne ferait pas bon de ne pas avoir vu la pièce.

«Je n’irais jamais voir un truc comme ça», m'a dit un journaliste bien connu dans le bar «démocratique». «Je ne voudrais pas toucher à rien dont Sourkov fait partie. Et que dire de ce Serebrennikov de merde? Qui aurait pensé qu'il coulerait aussi bas? Lécher le cul au Kremlin comme ça. » Serebrennikov est le metteur en scène de la pièce. Il est célèbre pour avoir monté des pièces scandaleuses, subversives et pour toujours porter des lunettes noires. Beaucoup pensent que c’est un génie. Sa collaboration avec Sourkov c’est l'équivalent de Brecht qui monterait une pièce de Goebbels. Il y en a à Moscou qui ne pardonneront jamais un tel partenariat. Mais Serebrennikov a trouvé un moyen astucieux pour se sortir de cette situation des plus délicates. Sa mise en scène de Presque zéro a transformé le roman. Son Egor est un héros faustien qui a vendu son âme au diable, mais maintenant il veut revenir. Sa vie brillante, vide, avec ses partouzes, le sexe facile et quelques humiliations occasionnelles, est un véritable enfer. Cet Egor est émotionnel et tourmenté par le dégoût de soi, bien au contraire du froid héros du roman. Dans les passages qui ont été ajoutés, les acteurs de Serebrennikov parlent franc à l'auditoire, l'accusant d'être à l'aise dans un monde de népotisme, de corruption et de violence. Les « artistes » dans le public rient, mal à l'aise. Les durs et leurs satellites regardent droit sans ciller, comme si ces provocations ne les concernent pas. Beaucoup s’en vont à l'entracte. Ainsi, le grand metteur en scène réussit un exploit tout à fait digne de l'âge de Sourkov: il fait plaisir à ses maîtres politiques - Sourkov parraine un festival des arts que dirige Serebrennikov - tout en préservant son intégrité de libéral (d°). Un pied dans le camp de Sourkov, l'autre chez Khodorkovski. Une belle performance.

«La vie en Russie», m'a dit le journaliste dans le bar démocratique, « s’est améliorée, mais laisse un arrière goût de merde ». Nous avons pris un verre. «Avez-vous remarqué que Sourkov ne semble jamais vieillir ? Son visagen’a pas de rides. " Nous avons avons pris d’autres verres. Nous avons parlé de l'obsession de Sourkov pour Hamlet . Mon compagnon m’a rappelé l’interprétation de la pièce proposée par un professeur de littérature devenu producteur de rock (un cursus très moscovite).

«Qui est le personnage central dans Hamlet ? a-t-elle demandé. «Qui est le démiurge qui manipule toute la situation? »

J'ai dit que je ne savais pas.

«C'est Fortinbras, le prince héritier de Norvège, qui conquiert le Danemark à la fin. Horatio et les acteurs en tournée sont à son service : leur mission est de faire tomber Hamlet par dessus bord et de fomenter les conflits à Elseneur. Regardez la pièce à nouveau. Le père de Hamlet a tué le père de Fortinbras, il a tous les motifs de vengeance. Nous savons que le père de Hamlet était un mauvais roi, on nous a dit que tant Horatio que les acteurs ont été absents pendant des années : essentiellement ils sont partis pour de s'éloigner de Hamlet le père. Pourraient-ils avoir été avec Fortinbras en Norvège? A la fin de la pièce Horatio parle à Fortinbras comme un espion qui présenterait son rapport de mission. Connaissant la nature instable du jeune Hamlet, ils ont embauché les acteurs pour le provoquer l’amener à une série d'actions qui vont conduire les princes d’Elseneurà la ruine. C'est pourquoi tout le monde peut voir le fantôme au début. Puis, quand seul Hamlet le voit plus tard, il hallucine. Pour les Moscovites c'est évident. Nous sommes tellement près du monde de Shakespeare ici. Sur la carte de la civilisation, à Moscou, avec sa politique de coups de poignard sous le manteau (le manteau est signé d’un grand couturier, et le poignard est serti de diamants), avec ses espions empoisonnés, ses Baronnies de bureaucrates et ses oligarques exilés qui préparent des révolutions depuis l'étranger, ses Cecil-Sourkov chuchotant dans les oreilles du pouvoir, ses Raleigh-Khodorkovsky emprisonnés dans la Tour - on est tout près d'Elseneur.

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Commentaires
H
c'est juste comme chez nous. Il manquait un mot
H
Merci Jean-Ollivier. Je n'ai pas terminé ce long et intéressant article mais ce qui, immédiatement, me vient à l'esprit, c'est que c'est juste comme chez en un peu pire...<br /> <br /> Qd BFM fustige la crise mais gagne sa croûte en diffusant des publicités pour vendre son or, c'est le même principe.<br /> <br /> Désolé Kara mais je ne peux absolument pas m'occuper de votre énigme. Si Jean-Ollivier le peut, faites-lui parvenir. Je croûle sous les problèmes et n'ai le temps de presque rien...
J
merci au mascaret, qui me paraît malgré son nom plus girondin que normand... Je ne pense pas qu'il s'agisse d'un beau texte ; ce n'est qu'un article de journal ! ou alors nous sommes face à un "beau texte" comme on dit "être dans de beaux draps". Ce que je trouve terrifiant, c'est que cet article ne parle pas que de la Russie, il parle aussi de nous, et de notre brave new world .....
L
le Raspoutine de Poutine ce beau texte que nous confie Jean-Ollivier, j'en retiens pour ce jour le Poutine qui peut faire écho à tous les petits poutines de ce monde et ceux en particulier qui ont séquestrés Gilad Shalit pendant 1941 jours. Cela raisonne comme ces passages du texte de David Grossman "une femme fuyant l'annonnce" On peut passer sur les longueurs pour s'attarder sur les passages où cette mère redoute le retour impossible.Bele journée sur le Sinaï<br /> <br /> Le MAscaret
L'astragale de Cassiopée
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