Un article inhabituel sur Israël
Je vous propose un nouvel article de géopolitique, qui sort des sentiers battus. David Goldman, qui signe Spengler (voir in-fine), est un neo-con américain.
De ce que j'ai compris, et sous toutes réserves, il est philosophe, germaniste et musicologue au départ, il a été plus ou moins trotskyste pendant un temps, puis il a travaillé pour les Affaires étrangères de l'administration Reagan, fait ensuite de la haute finance, et maintenant il anime un blog religieux, First Things.
Tout ça pour dire que ce monsieur ne fait pas a priori partie des lectures favorites des Cassiopéens. Ce personnage au parcours peu banal est souvent exaspérant de triomphalisme et de mépris, toutefois ce qu'il écrit est intéressant. Même si l'hypothèse de fertilité constante utilisée est une hypothèse forte au point d'être irréaliste, l'article vaut d'être lu même s'il fait grincer des dents. Du moins je le pense. Il est l'un des contributeurs majeurs de ATOL (AsiaTimesonline), un des blogs politiques les plus riches que je connaisse. Je n'ai pas réussi à insérer les trois graphiques de l'article.
Vous les trouverez sur http://www.atimes.com/atimes/Middle_East/ME24Ak01.html insérés dans l'article en v.o. sur le site d'AsiaTimesonline
J'espère que cet article ne déclenchera pas les bordées d'injures que l'on rencontre ici ou là.
Israël puissance hégémonique au Moyen-Orient
par Spengler
Tel le point de fuite qui apparaît dans la perspective d’un tableau, les projections à long terme nous aident à percevoir ce qui est devant nous aujourd'hui. En voici une à méditer, provenant de la toute récente mise à jour des projections de population des Nations Unies : À fécondité constante, Israël aura plus de jeunes d'ici la fin de ce siècle que la Turquie ou l'Iran, et plus que l'Allemagne, l'Italie ou l’Espagne.
Population âgée de 15 à 24 ans, Israël comparé à d’autres pays Source: Division de la Population des Nations Unies Je n'ai pas réussi à insérer les trois graphiques de l'article. Vous les trouverez sur http://www.atimes.com/atimes/Middle_East/ME24Ak01.html insérés dans l'article en v.o. sur le site d'AsiaTimesonline
Avec un taux de fécondité total de trois enfants par femme, la population totale d'Israël atteindra 24 millions d'ici la fin de ce siècle. La fécondité de l'Iran est d'environ 1,7 et elle est en baisse, alors que la fécondité des Turcs de souche n'est que de 1,5 (la minorité kurde a un taux de fécondité d'environ 4,5).
Non pas que la taille des armées de terre ait beaucoup d’importance dans une ère de la guerre de haute technologie, mais si les tendances actuelles se poursuivent, Israël sera en mesure de déployer la plus grande armée de terre du Moyen-Orient. Cette donnée surprenante, cependant, devrait alerter les analystes sur un problème plus pertinent : parmi les puissances militaires au Moyen-Orient, Israël sera le seul à avoir une structure de population viable d'ici le milieu de ce siècle.
C'est pourquoi il est dans l'intérêt de l'Amérique de garder Israël comme allié. Israël n'est pas seulement la plus grande puissance de la région, mais, en une ou deux générations, ce sera la seule puissance dans la région, la dernière debout au milieu de voisins en ruines. La bombe à retardement démographique dans la région n'est pas celle des Arabes palestiniens en Cisjordanie, comme le parti de la paix israélien le croit, à tort, mais plutôt celle d'Israël lui-même.
La bonne façon de lire cette projection est vers le passé : les Israéliens aiment les enfants et ils en ont beaucoup parce qu'ils sont heureux, optimistes et prospères. La majeure partie de l'augmentation de la population d'Israël vient de ce qu'on appelle les Israéliens «laïques», qui ont 2,6 enfants en moyenne, plus que tout autre peuple dans le monde industriel. Les ultra-orthodoxes en ont sept ou huit, ce qui porte la fécondité de l’ensemble à trois enfants.
Les Européens, les Turcs et les Iraniens, en revanche, ont très peu d'enfants parce qu'ils sont grognons, aliénés et pessimistes. Ce n'est pas tant la projection de l'avenir démographique, moulinée par les ordinateurs des Nations Unies qui compte, que la vision implicite de l'avenir dans l'esprit des futurs parents d'aujourd'hui.
Les gens qui ne se soucient pas d'avoir des enfants ont sans doute une vue très sombre de l’avenir. Des tonnes de papier ont été écrites, pour sûr, sur la chute libre démographique de l'Europe. On a moins parlé du pessimisme perse ou de l'anomie anatolienne.
Paradoxalement, cela rend la position actuelle d'Israël dangereuse, car ses ennemis comprennent bien qu'ils ont une fenêtre de tir très courte pour encercler la superpuissance juive. L'effondrement de l'Egypte et peut-être celle de la Syrie raccourcit encore cette fenêtre. Il faudrait à tout le moins le soutien américain à une déclaration unilatérale d'un Etat palestinien sur les lignes d'armistice de 1949, suivi par des sanctions économiques contre Israël, cependant, pour être susceptible de faire la différence, mais cela semble peu probable.
Israël est déjà une superpuissance high-tech. Israël mène le Groupe des 7 pays industrialisés dans les demandes de brevet. Comme le professeur Reuven Brenner de l'Université McGill a écrit dans le numéro de Janvier 2010 de First Things :
Aujourd'hui, l'industrie israélienne du capital de risque lève plus de fonds que n'importe quel autre lieu, à part les États-Unis. Dans la seule année 2006, 402 sociétés israéliennes de haute technologie ont recueilli plus de 1,62 milliard de dollars - le montant le plus élevé des cinq dernières années. Cette même année, Israël avait 80 des fonds de capital-risque actifs et plus de 10 milliards de $ en gestion, investis dans plus de 1000 start-up israéliennes.
Maintenir le rythme exceptionnel constaté lors de la dernière décennie sera un défi, parce que le secteur high-tech d'Israël a reçu un formidable coup de pouce, non renouvelable, provenant de l'émigration russe. Comme l’observe Brenner :
Parmi les millions de Russes qui ont émigré en Israël au cours des années 1980 et 1990, plus de 55 pour cent avaient fait des études supérieures, et plus de la moitié d’entre eux occupaient des postes d’universitaires et de cadres dans leur ancien pays ... Cela a fait d'Israël le leader mondial en termes de main-d'œuvre scientifique et d'ingéniérie, suivie par les États-Unis avec 80 et l'Allemagne avec 55 scientifiques et ingénieurs pour 10.000 actifs.
Les prouesses d'Israël en art sont à la hauteur de ses réalisations en matière de technologie et d'affaires. Israël est devenu une sorte de superpuissance dans cette forme d'art particulièrement caractéristique de l'Ouest, la musique classique. Dans une enquête du 21 Juillet 2010, sur la musique israélienne pour le webzine Tablet, j’ai écrit, "les Israéliens prennent part à la musique classique - la forme d'art qui crée de toute évidence un sens de l'avenir - comme aucun autre peuple sur terre, au point que la musique est devenue partie intégrante de la nature d'Israël, un mode de réalisation du génie national pour équilibrer l'espoir et la peur."
Israël a sur place l’un des plus grands publics de récitals de musique de chambre parmi tous les pays du monde, et ses grands musiciens occupent les premières places dans le monde - par exemple Guy Braunstein, premier violon solo de l'Orchestre philharmonique de Berlin.
C'est, je crois, ce qui explique l'hostilité implacable des voisins d'Israël, ainsi que des Européens. C’est l'envie insatiable de la mort vis-à-vis de la vie. Après l’échec du christianisme, et par la suite l’échec du nationalisme néo-païen, l'Europe s'accommode de sombrer calmement dans l'oubli.
Le succès d'Israël est un rappel horrible de l'échec européen; son nationalisme prétentieux irrite la volonté européenne d'oublier sa propre atroce attirance au nationalisme, et sa raison d'être implicitement religieuse enrage les postchrétiens. Surtout, c’est une atteinte à l'Europe qu’Israël déborde de vie. Certaines des grandes nations de l'Europe pourraient ne pas survivre à ce siècle. A fécondité constante, Israël aura plus de citoyens qu’aucun des pays d'Europe centrale et orientale où un grand nombre de Juifs résidaient avant la Shoah.
Population totale, Israël comparé à certains pays d'Europe orientale (à fécondité constante)en milliers Source: ONU, Division de la Population
voir http://www.atimes.com/atimes/Middle_East/ME24Ak01.html
Dans un tel scénario de fécondité constante, l’Israélien aura à la fin du siècle un âge médian de 32, tandis que le Polonais aura un âge médian de 57 ans. C'est un résultat rigoureusement impossible, parce que dans ce cas la plus grande partie de la population polonaise serait constituée de personnes âgées dépendantes. Pour les prendre en charge, les jeunes restants devraient émigrer et travailler à l'étranger (peut-être en Israël)
Le monde musulman, quant à lui, est en train de grisonner à un rythme sans précédent. En Turquie comme en Iran l'âge médian franchira le seuil de 40 ans au milieu du siècle, sous l’hypothèse de fécondité constante, alors qu'en Israël l'âge médian se stabilisera autour de 35 ans. L'Europe deviendra un hospice gériatrique appauvri.
Âge médian en années (hypothèse de fécondité constante)
Source: ONU Division de la Population
http://www.atimes.com/atimes/Middle_East/ME24Ak01.html
Ces grandes tendances ont des implications qui n'ont pas échappé aux dirigeants des pays touchés. « Si nous continuons au rythme actuel, 2038 marquera la catastrophe pour nous», a prévenu le président turc Recep Tayyip Erdogan en mai 2010 (voir Asia Times Online 23 Mars 2011).
Je ne sais pas si M. Erdogan a choisi l'année 2038 pour des raisons de projection statistique, ou s'il a consulté la contrepartie musulmane de Harold Camping (ce pasteur américain farfelu qui a eu récemment son quart d’heure de gloire sur tous les médias américains en annonçant la fin du monde le 21 mai dernier, note J-o), mais cette date fait l’affaire aussi bien que n'importe quelle autre. Le président iranien Mahmoud Ahmadinejad, quant à lui, a averti à plusieurs reprises « d'extinction de la nation » si le faible taux de natalité du pays persiste.
Ce qu'il advient de l'Égypte et la Syrie dans ce scénario est de peu d'importance. Aucun de ces deux pays ne sortira de la crise actuelle en état de combattre, si même il en sort du tout. La structure sociale de l'Égypte - avec les deux-cinquièmes du pays enfermés dans une extrême pauvreté rurale (moins de 2 dollars/jour, note J-o), et un autre quart de la population survivant affamé grâce à de minces subventions au Caire et à Alexandrie, n'est tout simplement pas viable.
Il aura suffi d’un seul coup de pied pour la faire tomber, et c’est venu du doublement des prix alimentaires. La rébellion qui a renversé Hosni Moubarak a aggravé les choses; l'effondrement du tourisme et d'autres sources de devises, la hausse des prix à l'importation, et la fuite des capitaux ont laissé l'Égypte sans les fonds nécessaires pour couvrir la moitié de sa facture annuelle d'importation. Le pays sera en faillite en fin d'année, en dépit du paquet d'aides du président des États-Unis Barack Obama (voir The hunger to come in Egypt sur Asia Times Online, le 10 mai 2011).
Les économistes du développement savent depuis des années qu'une catastrophe était en préparation. Un rapport de la Banque mondiale de 2009 sur la sécurité alimentaire arabe mettait en garde, « les pays arabes sont très vulnérables aux fluctuations des marchés internationaux des matières premières parce qu'ils sont fortement tributaires des produits alimentaires importés. Les pays arabes sont les plus gros importateurs de céréales dans le monde. La plupart d'importation au moins 50 pour cent des calories des aliments qu'ils consomment. » Le problème est que les régimes arabes fait qu'empirer les choses au lieu de les améliorer.
Les dirigeants de l'Égypte au cours de ces 60 dernières années ont intentionnellement transformé ce qui était autrefois le grenier à blé de la Méditerranée en un piège où règne la famine. Ils l'ont fait par volonté tragique, et non par inadvertance. Laisser une grande partie de son peuple analphabète, survivant sur des exploitations agricoles juste auto-subsistantes est le plus sûr moyen de contrôle social.
Le rendement des cultures en Égypte est le cinquième des meilleurs niveaux de l'Amérique, et ce volontairement, car aucun gouvernement égyptien n’a souhaité ajouter de paysans déplacés aux 17 millions de personnes entassées dans le Caire. Le président syrien, Bachar el-Assad a fait quelques tentatives dans cette direction, et il s’est retrouvé avec 100 000 paysans sans terre vivant dans des villages de tentes autour de Damas (Food and Syria's failure Asia Times Online 29 Mars 2011).
Gamal Abdel Nasser, Anouar el-Sadate et Moubarak n'ont pas inventé le système. La Russie post-révolutionnaire a emprisonné ses paysans dans les fermes collectivisées ; comme l'historien mexicain Enrique Krauze l’a montré dans son livre de 1992 Textos Hereticos, le Mexique post-révolutionnaire a imité le modèle stalinien de contrôle social et imposé son propre système de fermes collectives dans les années 1930.
Finalement le Mexique s’est défait (dumped : littéralement a mis à la décharge) d’un cinquième de sa population sur son voisin du Nord, essentiellement les populations rurales pauvres du sud. Le reste des Mexicains pauvres a fourni une source inépuisable de fantassins aux cartels de la drogue avec laquelle le gouvernement mexicain mène une guerre civile à bas bruit.
L'Égypte, le pays le plus peuplé du monde arabe, a reporté ces problèmes depuis trois générations. Il n’est gouvernable que par un régime militaire, de facto ou de jure , car l'armée est la seule institution qui puisse prendre des paysans directement de leur ferme pour les faire entrer dans une structure sociale disciplinée.
Il n'y a pas de société civile sous-jacente à l’armée. L'effondrement de la dictature militaire de Moubarak est survenu au moment où l'inflation des prix alimentaires a révélé son incapacité à répondre aux besoins élémentaires de la population. Mais l'effondrement du régime militaire et la fuite de l'oligarchie liée à l'armée qui a siphonné l'économie égyptienne pendant 60 ans est une catastrophe à court terme.
Au lieu de la corruption ordonnée à laquelle Moubarak a présidé, des groupes politiques semi-organisés se ruent pour prendre le contrôle de l'approvisionnement en diminution du pays en produits de base. La violence civile va probablement faire plus de victimes que la faim.
Les réfugiés de Libye et de Tunisie ont envahi les camps de réfugiés de l'île italienne la plus proche, et des centaines se seront noyés dans de petites embarcations en tentant de traverser la Méditerranée. À la fin de cette année, les touristes sur les îles grecques pourraient voir des milliers de petits bateaux transportant des Égyptiens affamés cherchant de l'aide. La sympathie pro-arabe de l'Europe pourrait disparaître devant une invasion de réfugiés.
Les événements sont largement susceptibles de bousculer la diplomatie. Le genre de déséquilibres économiques et démographiques sous-entendus par les projections présentées ci-dessus se reflètent dans le présent. Le chaos en Égypte, en Syrie et dans d'autres pays arabes, prendront probablement le pas sur la fixation sur Israël et les Palestiniens. Il ne serait pas surprenant que les Palestiniens montent une nouvelle Intifada, ou que l'Égypte et la Syrie lancent une dernière guerre contre Israël. Ce pourrait être leur dernière chance.
Mais j’estime la probabilité d'une nouvelle guerre bien en dessous de 50%. Les problèmes internes de l'Égypte et la Syrie sont de nature à rendre une guerre trop difficile à mener.
Spengler est rédigé par David P Goldman
P S David Goldman dit avoir choisi Spengler comme pseudonyme par dérision.
Voici ce que Robert Musil dit de la « méthode Spengler » mise en œuvre dans Le Déclin de l'Occident (Der Untergang des Abendlandes) : « Il y a des papillons jaune citron, il y a des Chinois jaune citron. On peut donc affirmer que dans une certaine mesure, le papillon est, pour l'Europe centrale, l'analogue nain et ailé du Chinois : papillon et Chinois sont en effet tous deux des évocations du plaisir des sens. Voilà pour la première fois établie la correspondance entre l'ère du Lépidoptère et la culture chinoise. Que le papillon ait des ailes et que le Chinois en soit dépourvu n'est qu'un épiphénomène... » La source Wikipedia indique que c'est traduit d'après Robert Musil Gesammelte Werke, vol. 8 : Essais et discours, Reinbek-bei-Hamburg, Rowohlt Verlag, 1921 (réimpr. 1978), « Geist und Erfahrung. Anmerkungen für Leser, welche dem Untergang des Abendlandes entronnen sind » source Wikipedia)