Muray Fields II - D'un antisémitisme de gauche
Montaigne à cheval vient de réouvrir son blog qu'il a placé sous l'égide de "Jaurès". Je lui souhaite bon voyage (à Màc ;o)...) et, pour débattre, propose un nouvel extrait du "XIXème siècle à travers les âges" de Philippe Muray. Pour commencer fort et parce qu'il me paraît mettre le doigt sur un Jaurès méconnu et sur une ambiance générale.
" L'harmonie qui ne veut rien laisser en dehors d'elle-même s'appuie sur le consensus qui consiste à refouler tous ensemble nos non-rapports sexuels. Malheur à celui qui essaie d'échapper au contrôle harmonique total, à l'autogestion métaphysique autant qu'économique! Malheur, plus encore, à celui qui y échappe sans le vouloir. Parce qu'il ne peut pas faire autrement, parce qu'il est comme ça et que c'est comme ça. J'avais dit que je reparlerais du Juif errant. On va le faire rentrer dans un instant sur les planches. Le voilà. Désagrégation égarée, haillons sombres dans la lumière rasante; c'est l'atome, la goutte d'inintégration qui manquait à l'océan du néant harmonien. Son errance même en fait l'objet phobique, le manque d'objet qui constitue la métaphore parfaite de la souffrance de fond du militant socio-occulte de l'Harmonie. On sait ce que disait Bebel, parlant du socialiste antisémite Toussenel : l'antisémitisme est le socialisme des imbéciles... Délicat pour Marx, non? Inutile de s'étonner que tout le monde achoppe sur cette question du socialisme dans ses rapports à l'antisémitisme. Tant que l'on aura pas vraiment admis que l'universel désir d'Harmonie, de fusion obligatoire des jouissances égalisées, entraîne obligatoirement la folie de liquidation d'un seul ou de quelques-uns, on n'aura pas beaucoup avancé du côté des véritables Lumières... L'antisémitisme de Marx est bien connu mais celui de Jaurès? Qui a jamais lu cet article du moins doctrinaire, du plus humanitaire, du plus généreux et du plus panthéonisé des progressistes français (ce texte date de 1895, Dreyfus a été condamné l'année précédente à la détention perpétuelle, Jaurès dans La Dépêche de Toulouse commente en ces termes une récente explosion antisémite des colons français en Algérie) : "Sous la forme un peu étroite de l'antisémitisme se propageait en Algérie un véritable esprit révolutionnaire", commence-t-il. Un peu étroite? Oui, vous avez bien lu. Mais voici la suite : "Pourquoi n'y a-t-il pas eu en Algérie un mouvement antijuif sérieux tant que les Juifs appliquaient, surtout au peuple arabe, leurs procédés d'extorsion et d'expropriation?" Jaurès ne reproche pas aux colons leur antisémitisme, il le trouve simplement trop égoïste, narcissique, trop étroit comme il dit, pas assez universalisé...
On croit chaque jour avoir tout lu sur le sujet, ne plus rien avoir à apprendre? On n'en finira pas, en réalité. On n'en finira jamais. On n'explorera jamais assez les tripes puantes de l'antisémitisme, son mystère d'infamie sans mesure. La bonne conscience générale en a fait une passion "de droite" pour bloquer l'enquête. C'est vrai, mais bien entendu à cinquante pour cent. L'antisémitisme de "gauche", lui, reste encore dans le brouillard. Archives planquées, illusions. La férocité antijuive inouïe de Luther commence à peine à émerger. "Luther inspirateur de Hitler" est une formule qui va sûrement mettre encore beaucoup de temps à être digérée. "Luther influenceur du socialisme" rencontre encore plus de résistances. C'est écrit pourtant en toutes lettres - et en latin!- dans le titre de la thèse soutenue par Jaurès en Sorbonne en 1892 : De primis socialismi germanici apud Lutherum, Kant, Fichte et Hegel. Des fondements du socialisme chez Luther, etc. "Dans les replis profonds du socialisme survit le souffle Allemand de l'idéalisme..." "Bien que Luther n'ait pas embrassé la question sociale dans son intégralité, il n'en a pas moins posé les bases du socialisme..." Et ainsi de suite. Allez vous étonner après ça de l'enthousiasme inouï mis ces jours-ci* par l'Allemagne de l'Est pourtant officiellement athée à fêter le cinq centième anniversaire de la naissance de Luther..."
* Le texte a été rédigé en 1983 et 1984.