La mascarade et l'erreur Onfray
Kara a eu la bonne idée de me faire parvenir un texte de Roland Gori à propos du livre "Le crépuscule d'une idole" de Onfray qui sort demain.
Cela tombe très bien car je voulais en parler... La nouvelle farce philosophique arrive. Ce livre d'Onfray va être vendu à des dizaines de milliers d'exemplaires et lu par des gens pour toutes les mauvaises raisons du monde. J'ose à peine les énumérer... D'ailleurs, je vais m'en passer et vous laisser les lister tout seuls comme des grands...Et surtout lu par des gens qui n'auront jamais jeté un coup d'oeil sur les textes de Freud mais qui auront tous un avis... Et le temps de lecture disponible va être passé sur Onfray au lieu d'être passé sur Freud... Une catastrophe médiatique et de la pensée de plus...
(Re)Lisons Freud et oublions Onfray... ou attendons qu'il écrive quelque chose du niveau du Moïse de Freud...
"Jeux de cirque
Les français manquent
cruellement d’espoir, de confiance dans l’avenir et craignent pour le pain
quotidien de leurs enfants. Selon certaines enquêtes un français sur deux
craint de se retrouver SDF, plus de deux français sur trois pensent que
l’avenir de leurs enfants sera pire que le leur. C’est une crise dans le ciel
de la démocratie qui tel le nuage de l’éruption volcanique obscurcit l’horizon
de nos contemporains. Jaurès n’a cessé de nous mettre en garde : le pire
pour une démocratie, c’est son manque de confiance en elle-même. Mais à défaut
de pain, notre « société du spectacle », friande, avide d’émotions
collectives marchandises, nous offre des jeux de cirque, des combats de
gladiateurs bien saignants, une sorte de télé-réalité tel aujourd’hui le
« déniaisage » de Michel Onfray par Le livre noir de la psychanalyse, ce pot-pourri de textes
hétéroclites qui nous invitait il y a cinq ans à « vivre, penser et aller
mieux sans Freud ». Quel programme !
J’avoue pour ma part avoir
d’autres œuvres littéraires comme sources de fantasmes érotiques. Mais à chacun
les siennes. À chacun son auteur aussi, dès lors que son œuvre tombe dans le
domaine public sans que pour autant il ne doive être nécessairement traîné dans
la boue. Le Kant de Michel Onfray n’est pas le mien, pas davantage que son
Nietzsche. Et encore moins son Freud. Chacun a l’auteur qu’il mérite, comme
aurait pu dire Mme de Staël.
Le problème est pour moi dans
cette affaire le « tapage médiatique » dont elle fait l’objet par la
promotion d’un brûlot d’un auteur récemment « déniaisé » de la
séduction freudienne. Cette mise en scène médiatique vient enfumer le paysage
philosophique et culturel des débats d’idées, des exigences sociales et des
priorités politiques que pourtant la situation actuelle exige. Beaucoup de
bruit pour rien…, voilà qui est important. Important en tant que symptôme de
notre civilisation. Important comme révélateur de cette réification des consciences propre à nos sociétés dans lesquelles
la forme marchande est la seule forme qui détienne une valeur, fixée par un prix,
pour pouvoir exercer une influence décisive sur toutes les manifestations de la
vie sociale et culturelle. Or que valent les propos de Michel Onfray sur Kant
ou sur Freud en dehors de l’audimat que ses éditeurs suscitent et que sa
posture médiatique produit ? N’est-ce pas d’ailleurs au nom du
« chiffre de ventes » de ses ouvrages que le Président Sarkozy
l’avait sollicité pour débattre au moment de la campagne présidentielle.
Le problème du fétichisme de la
marchandise et de son spectacle est un problème spécifique du capitalisme moderne et de la société qu’il formate.
Cette universalité de la forme marchande et de la société du spectacle est
présente de pied en cap dans la structure et la fonction de la mise en scène
médiatique et promotionnelle du livre d’Onfray. La « dislocation » de
l’œuvre freudienne et de la figure de Freud ne saurait être culturellement
efficace hors les effets de cette promotion marchande et spectaculaire. Rien de
neuf ne s’y trouverait qui n’ait déjà été dit. De quelle pratique thérapeutique
pourrait s’autoriser Michel Onfray pour juger de l’efficacité de la méthode
psychanalytique ? De quels travaux d’exégèse historique pourrait-il
s’autoriser, si ce n’est de ceux qui ont barboté dans le marigot du Livre noir ou dans les mensonges freudiens de Benesteau ? L’efficacité de cette
dislocation ne saurait donc procéder que de l’objectivation marchande dont un
auteur comme Georg Lukacs naguère nous avait appris qu’elle s’accompagnait presque
toujours d’une « subjectivité » aussi « fantomatique » que
la réalité à laquelle elle prétend. Tel est le mythe freudien propre à un
auteur « déniaisé » par « ces mages noirs qui rêvent d’enterrer
la psychanalyse[1] ».
La vérité n’a plus chez Onfray
le statut de « cohue grouillante de métaphores » que Nietzsche nous
invite à dénicher dans chacune de nos théorisations, mais le principe moral et
transcendantal, au nom duquel il « déboulonne » et répudie les
premiers émois de sa pensée adolescente par le truchement de la figure de
Freud. C’est ici le spectacle d’une pensée réifiée dont le savoir est
« mis hors d’état de comprendre la naissance et la disparition, le
caractère social de sa propre matière, comme aussi le caractère social des
prises de position possibles à son égard et à l’égard de son propre système de
formes.[2] »
Un dernier point. À lire « la réponse de Michel Onfray » à Elisabeth
Roudinesco suite à l'analyse critique du livre, on ne peut que constater que le
niveau est tombé très bas, très bas au-dessous de la ceinture. Quand je dis
au-dessous de la ceinture, je n’évoque en rien cette sexualité que Freud élève
à la dignité d'un concept à partir d'une méthode, sexualité qu'il inscrit dans
la généalogie de l'éros platonicien ; je parle tout simplement du sexe et
de ses positions que les propos graveleux des hommes convoquent à la fin des
agapes, dans les coulisses des matchs sportifs ou dans l'excitation des salles
de garde.
Si on veut bien après Freud, considérer que les commentaires d'un rêve appartiennent
au texte même du rêve, on mesure dès à présent le niveau de réflexion
philosophique de l'ouvrage de Michel Onfray qu’une stratégie éditoriale réussie
a porté à l’avant-scène médiatique.
Si l'on devait mesurer la valeur de
la réflexion intellectuelle et philosophique d'une société à la stature
des concepts qu'elle construit et aux commentaires critiques des œuvres qui
l'ont précédée, on pourrait légitimement s'inquiéter de la dégradation
intellectuelle de la nôtre.
Roland Gori
Le 18 avril 2010
[1] Roland Gori, L’Humanité du 9 Septembre 2005.
[2] Georg Lukacs, 1960, Histoire et conscience de classe. Paris : Éditions de Minuit, p. 134."