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L'astragale de Cassiopée
5 février 2010

Incipit-bulle du week-end

1.

" On dit de l'enfance que c'est le temps le plus heureux d'une existence. En est-il toujours ainsi? Non. Peu nombreux ceux dont l'enfance est heureuse. L'idéalisation de l'enfance a ses lettres d'origine dans la vieille littérature des privilégiés. Une enfance assurée de tout et, avec surcroît, une enfance sans nuage dans les familles héréditairement riches et instruites, toute de caresses et de jeux, restait dans la mémoire comme une clairière inondée de soleil à l'orée du chemin de la vie. Leurs grands seigneurs en littérature ou les plébéiens qui chantèrent les grands seigneurs ont magnifié cette idée de l'enfance toute pénétrée d'esprit aristocratique. L'immense majorité des gens, si seulement ils jettent un coup d'oeil en arrière, aperçoivent au contraire une enfance sombre, mal nourrie, asservie. La vie porte ses coups sur les faibles, et qui donc est plus faible que les enfants?...

Mon enfance à moi n'a connu ni la faim ni le froid. Au moment où je suis né, la famille de mes parents possédait déjà une certaine aisance. Mais c'était le bien-être rigoureux de gens qui sortent de l'indigence pour s'élever et qui n'ont pas envie de s'arrêter à moitié chemin. Tous les muscles étaient tendus, toutes les idées dirigées dans le sens du travail et de l'accumulation. Dans ce genre d'existence, la place réservée aux enfants était plus que modeste. Nous ne connaissions pas le besoin, mais nous n'avons pas connu non plus les largesses de la vie, ni ses caresses. Mon enfance n'a pas été pour moi une clairière ensoleillée comme pour l'infime minorité; ce ne fut pas non plus la caverne de la faim, des coups et des insultes, comme il arrive à beaucoup, comme il arrive à la majorité."

comp7640

2.

" On ne peut se défendre de l'impression que les hommes mesurent communément selon des étalons faux, qu'ils désirent pour eux-mêmes le pouvoir, le succès et la richesse, les admirent chez les autres, mais sous-estiment les vraies valeurs de la vie. Et pourtant, avec de tels jugements d'ordre général, on court le danger d'oublier la diversité bigarrée du monde des hommes et de la vie de l'âme. Il est certain hommes à qui leurs contemporains ne refusent pas les honneurs, bien que leur grandeur repose sur des qualités et des réalisations bien étrangères aux buts et aux idéaux de la foule. On accordera aisément que ce n'est toutefois qu'une minorité qui reconnaît ces grands hommes, tandis que la grande majorité n'en veut rien savoir. Mais cela ne saurait être aussi simple, parce que la pensée et l'action des hommes ne s'accordent pas, et que les désirs qui les meuvent font entendre leurs nombreuses voix."

mit

3.

" Comment trace-t-on une route à travers la neige vierge? Un homme marche en tête, suant et jurant, il déplace ses jambes à grand-peine, s'enlise constamment dans une neige friable, profonde. Il s'en va loin devant: des trous noirs irréguliers jalonnent sa route. Fatigué, il s'allonge sur la neige, allume une cigarette et la fumée du gros gris s'étale en un petit nuage bleu au-dessus de la neige blanche étincelante. L'homme est reparti, mais le nuage flotte encore là où il s'était arrêté: l'air est presque immobile. C'est toujours par de belles journées qu'on trace les routes pour que les vents ne balaient pas le labeur humain. L'homme choisit lui-même ses repères dans l'infini neigeux: un rocher, un grand arbre; il meut son corps sur la neige comme le barreur conduit son bateau sur la rivière d'un cap à l'autre.

Sur la piste étroite et trompeuse ainsi tracée, avance une rangée de cinq à six hommes. Ils ne posent pas le pied dans les traces, mais à côté. Parvenus à un endroit fixé à l'avance, ils font demi-tour et marchent à nouveau de façon à piétiner la neige vierge, là où l'homme n'a encore jamais mis le pied. La route est tracée. Des gens, des convois de traîneaux, des tracteurs peuvent l'emprunter. Si l'on marchait dans les pas du premier homme, ce serait un chemin étroit, visible mais à peine praticable, un sentier au lieu d'une route, des trous où l'on progresserait plus difficilement qu'à travers la neige vierge. Le premier homme a la tâche la plus dure, et quand il est à bout de forces, un des cinq hommes de tête passe devant. Tous ceux qui suivent sa trace, jusqu'au plus petit, au plus faible, doivent marcher sur un coin de neige vierge et non dans les traces d'autrui. Quant aux tracteurs et aux chevaux, ils ne sont pas pour les écrivains mais pour les lecteurs."

mitt

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Commentaires
D
Attila kari, c'est une très belle langue, une langue magnifique, ceux qui savent la parler ont beaucoup de chance.<br /> <br /> Harmonia, dans le domaine public ? d'accord je comprends mieux.<br /> Que le malaise dans la culture soit entré dans le domaine public me semble être, de mon point de vue, une excellente chose.<br /> Je dirais même mieux : c'était ce qui faisait sans doute le plus défaut à ce livre, le fait de ne pas être tombé dans le domaine public. <br /> <br /> Quand la question posée est du genre : <br /> dans quelle mesure la Culture est-elle sensée sauver l'homme de son auto-anéantissement ?<br /> ou la culture est-elle sensée rendre les hommes meilleurs ?<br /> <br /> plutôt que de rester un sujet de discussion dans un petit milieu restreint de penseurs vaut mieux que ça tombe dans le domaine public.<br /> quand on sait le succès commercial des produits culturels on pourrait même dire le domaine grand public.<br /> <br /> bàv.
H
Dexter, c'est justement parce que l'oeuvre de Freud vient de passer dans le domaine public que j'ai choisi une toute nouvelle traduction. Vous avez du comme moi, lors de votre demi-douzaine de lectures et n'étant pas germanophone, vous contenter de la traduction des PUF...(traduction de Pierre Cotet, René Lainé et Johanna Stute-Cadiot)
A
d'ailleurs les cartes faisaient PUF!...puf....Puf....
A
Mais Dexter,ça va pas ...sans vous, pas de promenade au bord du Danube. Pado vous soufflrera tout et puis moi j'adore la statue de Jozsef Attila. Trou de mémoire sur" pont des chaines": Si vous avez le temps, passez mettre ici les deux vers du poète. N'attendez pas les 80 ans de S.F.Moi, j'avais l'impression que vous aviez trouvé-confirmation par la carte XXI et la XI . Puszi puszi...Jo estet kivanok
D
malaise dans la culture ? je comprends pourquoi ce texte me rappelait bien quelque chose : j'ai dû le lire une demi douzaine de fois, <br /> misère, à quoi si ça sert de lire des livres si c'est pour les oublier ?<br /> encore que si j'ai oublié le texte dans les détails je me souviens de ce à quoi l'auteur veut en arriver globalement : comme quoi la culture est une très fine couche de vernis qui s'en va facilement, il suffit de rester 2 minutes sous la pluie et pfiou elle part, d'autant que c'est une couche de vernis que les hommes ne se passent pas de gaité de coeur, même franchement à contre coeur du coup ils sont bien contents d'avoir des occasions de la faire sauter.<br /> <br /> c'est rigolo parce que je l'ai toujours à portée de la main, je l'ouvre il y a plein de trucs soulignés dont la première phrase qui n'est pas la même que la vôtre !<br /> <br /> "on ne peut se défendre de l'impression que les humains mesurent communément d'après les faux critères, aspirant à avoir pour eux-mêmes et admirant chez d'autres puissance succès et richesse mais sous estimant les vraies valeurs de la vie. Et pourtant, avec un jugement d'ordre aussi général on se trouve en danger d'oublier la bigarrure du monde humain et de sa vie animique..."<br /> <br /> j'ai même entouré le mot animique (?)<br /> traduit ici par :<br /> "oublier la diversité bigarrée du monde des hommes et de la vie de l'âme. "<br /> <br /> au lieu de 'animique' ils ont mis 'la vie de l'âme'. c'est malin !<br /> <br /> je ne suis pas prêt de rejouer à ce jeu.
L'astragale de Cassiopée
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