Incipit-bulle du dimanche
1.
" Mes dons remarquables pour les arts plastiques apparurent dès ma plus tendre enfance. Déjà, je manifestais un talent exceptionnel. A trois ans, je gravais dans la purée, à la fourchette, des Klee qui stupéfiaient ma famille. A quatre ans, je faisais la sieste. A cinq ans, je crayonnais des portraits de mes petites camarades, plus ressemblants et plus beaux que les photographies de Lewis Carroll. Un photographe me rendit même responsable de sa faillite. Mes mains étaient les outils les plus merveilleux, les plus précis qu'un être humain puisse rêver de posséder. Bref, j'avais la grâce."
2.
" Comme ils restent présents à ma mémoire, les premiers instants de ma vocation de bouffon! J'avais alors dix-sept ans, et je passais un mois d'août plutôt morne dans un club all inclusive en Turquie - c'est d'ailleurs la dernière fois que je devais partir en vacances avec mes parents. Ma conne de soeur - elle avait treize ans à l'époque - commençait à allumer tous les mecs. C'était au petit déjeuner; comme chaque matin une queue s'était formée pour les oeufs brouillés, dont les estivants semblaient particulièrement friands. A côté de moi, une vieille Anglaise (sèche, méchante, du genre à dépecer des renards pour décorer son living-room), qui s'était déjà largement servie d'oeufs, rafla sans hésiter les trois dernières saucisses garnissant le plat de métal. Il était onze heures moins cinq, c'était la fin du service du petit déjeuner, il paraissait impensable que le serveur apporte de nouvelles saucisses. L'Allemand qui faisait la queue derrière elle se figea sur place; sa fourchette déjà tendue vers une saucisse s'immobilisa à mi-hauteur, le rouge de l'indignation emplit son visage. C'était un Allemand énorme, un colosse, plus de deux mètres, au moins cent cinquante kilos. J'ai cru un instant qu'il allait planter sa fourchette dans les yeux de l'octogénaire, ou la serrer par le cou et lui écraser la tête sur le distributeur de plats chauds. Elle, comme si de rien n'était, avec cet égoïsme sénile, devenu inconscient, des vieillards, revenait en trottinant vers sa table. L'Allemand prit sur lui, je sentis qu'il prenait énormément sur lui, mais son visage recouvra peu à peu son calme et il repartit tristement, sans saucisses, en direction de ses congénères."