Raoul Vaneigem - "Pour l'abolition de la société marchande - Pour une société vivante" : Morceaux 1
Raoul Vaneigem a écrit ce court texte en mai 2002. Plutôt que de commenter, le voici par "morceaux" (Mords sots?).
Incipit :
" Le 9 décembre 1792, les sans-culottes de la rue Mouffetard adressèrent à la Convention un libelle intitulé :
Vous foutez-vous de nous?
Vous ne vous en foutrez plus longtemps!
C'est un langage que les argentiers de la planète, aujourd'hui retranchés dans leurs bunkers et leurs ghettos barbelés, n'ont pas encore entendu et n'entendront pas si ceux qui devraient le tenir ne trouvent aucun moyen de l'étayer par des mesures appropriées.
Seule, à ce jour, la question du mépris reste posée et seul y répond un ressentiment général. Le mécontentement est partout et les solutions nulle part. Pourquoi, dès lors, les pères conciliaires de l'économie mondiale et leurs affidés politiques se priveraient-ils de prendre de haut des adversaires à qui nul ne pourra reprocher d'avoir fait la révolution à moitié, puisqu'ils ne songent même pas à l'entreprendre."
" Loin de moi l'idée de suggérer que les foules, acculées au chômage, menacées par la précarité du lendemain, indignées et fascinées tout à la fois par la morgue des nantis, soient saisies d'une légitime colère et promènent, fichées sur une pique, les têtes interchangeables de ces hommes sans qualité, dont un chiffre d'affaires subroge le nom
Les exercices peu convaincants de névropathes, spécialisés dans le découpage de patrons, auxquels Andréas Baader, les Brigades rouges et autres Sentiers Lumineux prêtèrent jadis une éphémère renommée, n'ont-ils pas démontré quelle collusion s'établissait spontanément entre les détenteurs de la justice populaire et les défenseurs de la justice bourgeoise, comme on disait alors?
Rien ne ressemble plus au tueur d'une faction que le tueur de la faction adverse. " Tuer un homme, ce n'est pas défendre une doctrine, c'est tuer un homme ", lançait déjà Sébastien Castellion à Calvin qui, avec les meilleures raisons théologiques, venait d'envoyer Michel Servet au bûcher.
Les insurrections les plus légitimes n'ont traîné que trop de Calvin dans leurs basques. Toujours prêts à dresser des barricades avec trois révolutions de retard, les spectaculaires "casseurs" courant les rues, le pavé à la boutonnière, n'ont pas une seule idée quand il s'agit de fonder une nouvelle société, mais ils en ont cent pour jouer les Fouquier-Tinville et fournir des prévenus aux tribunaux révolutionnaires, à commencer par leurs propres compagnons.
Par ailleurs, allons-nous tolérer longtemps que des créatures, qui n'ont d'autre regard que celui de l'argent, mènent leurs affaires avec l'efficacité d'un défoliant planétaire? Faut-il implorer un "changement dans l'ordre et la dignité", prêcher la modération aux agioteurs, mander sur le troupeau des déshérités la mansuétude des chevillards budgétaires?
N'est-ce pas une triste bouffonnerie que ces cortèges où des êtres humains, amputés de leurs salaires, de leurs revenus, de leurs espérances, de leurs moyens de subsistance, déambulent en exhibant leurs moignons? N'avons-nous d'autres recours qu'en ces danses du scalp faisant se trémousser à Seattle, Millau, Gênes, Porto allegre ou Nijni Novgorod des contestataires heureux d'exhiber leur détermination et malheureux de n'en savoir qu'en faire?
N'est-il pas bien sot d'exhorter les nantis, dont les yeux et les oreilles n'ont de sollicitude qu'à l'endroit des cours monétaires, à percevoir les gémissements de quelques millions d'hommes, de femmes et d'enfants que les flots boursiers expédient chaque jour dans les bas-fonds de la détresse?
Qu'iriez-vous espérer de cupides crapules aménageant, du quatrième cercle de l'enfer dantesque, la liquidation lucrative d'un monde qu'ils vident de sa substance vivante, après s'être purgés de leur propre humanité?
Il n'y a pas de dialogue avec les propagateurs de la misère et de l'inhumanité. Il n'y a pas de dialogue avec le parti de la mort. Aucune discussion n'est tolérable avec les tenants de la barbarie. Seule l'affirmation obstinée de la vie souveraine et sa conscience briseront les fers qui entravent le progrès de l'homme vers l'humain."
" De moyen indispensable pour se procurer les biens de subsistance, l'argent, fétichisé à l'extrême par la courbe hyperbolique du profit, en est arrivé à n'avoir plus d'autre usage que sa reproduction dans les circuits fermés de la spéculation. Il est devenu fou en s'enroulant sur lui-même, comme le serpent ouroboros qui se dévore la queue. Dans le même temps, le pouvoir qui en émane et dont il est l'émanation s'est à son tour coupé des réalités terrestres où chacun tente, avec un malaise croissant, de s'accommoder de son absolutisme de droit divin."