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L'astragale de Cassiopée
5 janvier 2010

"Suicide" d'Edouard Levé

SuicideLev_

Dimanche, je vous ai proposé les premières lignes de ce "Suicide" d'Edouard Levé.

 

"Suicide" est un texte court, d'une centaine de pages, paru en 2008 aux éditions P.O.L (Edition Folio en octobre 2009), dans lequel le narrateur s'adresse, à la deuxième personne du singulier, à un ami qui s'est suicidé vingt-cinq ans avant l'écriture de "Suicide".
Edouard Levé s'est suicidé dix jours après avoir remis son manuscrit à l'éditeur, le 15 octobre 2007.

L'emploi du "tu" (du narrateur à l'ami) nous éloigne d'un trop plein de pathos et nous laisse devant un texte fort, aux phrases courtes, puissantes. Les croisements qui s'opèrent entre le narrateur, l'ami suicidé et , en hors-texte, le suicide réel d'Edouard Levé, nous dressent le portrait (et un "message") d'un homme dont l'oeuvre est tout entière travaillée par la question du double.

J'ai laissé la lecture créer en moi ses résonances pour ressentir une réelle émotion et entendre un écho intérieur.

Ce livre, avec son sujet, n'est pas facile à conseiller. Quelques extraits, parmi ceux qui m'ont le plus touché :

" Une ruine est un objet esthétique accidentel. L'embellissement, certain, n'est pas choisi.On ne fabrique pas une ruine, on ne l'entretient pas. La ruine tend vers le bas et le tas. Le plus beau est ce qui reste dressé malgré l'affaissement. Ton souvenir est ce haut et ton corps ce bas. Ton fantôme reste debout dans ma mémoire pendant que ton squelette se décompose dans la terre."


Lev_


" Ton suicide n'a pas été précédé de tentatives ratées.
Tu ne craignais pas la mort. Tu l'as devancée, mais sans vraiment la désirer : comment désirer ce que l'on ne connaît pas? Tu n'as pas nié la vie, mais affirmé ton goût pour l'inconnu en pariant que si, de l'autre côté, quelque chose existait, ce serait mieux qu'ici."

" Ta vie fut moins triste que ton suicide ne le laisse penser. On a dit que tu étais mort de souffrance. Mais la tristesse était moins en toi qu'en ceux qui se souviennent de toi. Tu es mort parce que tu cherchais le bonheur au risque de trouver le vide. Nous devrons attendre de mourir pour savoir ce que tu as trouvé. Ou pour ne plus rien savoir, si le silence et la vacuité nous attendent.
Ta façon de quitter la vie en a récrit l'histoire sous forme négative. Ceux qui te connurent relisent chacun de tes gestes à la lumière du dernier. L'ombre de ce grand arbre noir cache désormais la forêt que fut ta vie. Quand on parle de toi, on commence par raconter ta mort, avant de remonter le temps pour l'expliquer. N'est-il pas singulier que ce geste ultime inverse ta biographie? Je n'ai entendu personne, depuis ta mort, raconter ta vie en commençant par le début. Ton suicide est devenu l'acte fondateur, et tes actes antérieurs, que tu croyais libérer du poids du sens par ce geste dont tu aimais l'absurdité, s'en trouvent au contraire aliénés. Ta dernière seconde a changé ta vie aux yeux des autres. Tu es comme cet acteur qui, à la fin de la pièce, révèle par un dernier mot qu'il fut un autre personnage que celui dont il tenait le rôle."

" Ne croyant pas aux récits, tu écoutais les histoires d'une oreille flottante, pour en découvrir l'os.  Ton corps était là, mais ton esprit s'absentait, puis réapparaissait, comme un auditeur clignotant. Tu reconstituais les témoignages dans un autre ordre que celui énoncé. Tu percevais la durée comme on regarde un objet en trois dimensions, tournant autour pour te la représenter sous toutes ses faces en même temps. Tu cherchais le halo instantané des autres, la photographie qui résume en une seconde le déroulé de leurs années. Tu reconstituais les vies en panoramas optiques. Tu rapprochais les événements lointains en comprimant le temps pour que chaque instant côtoie les autres. Tu traduisais la durée en espace. Tu recherchais l'aleph de l'autre."


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" Dans le métro, à Paris, tu entras dans un wagon et tu t'assis sur un strapontin. Trois stations plus tard, un clochard vint s'asseoir à côté de toi. Il sentait le fromage, l'urine et la merde. Hirsute, il se tourna vers toi, renifla plusieurs fois et dit :
"Huuuuuumm, ça sent la cocotte ici." Tu t'étais parfumé le matin avant de sortir. Pour une fois, un clochard te faisait rire. D'habitude, ce genre de personnages t'inquiétait. Tu ne te sentais pas menacé, aucune mésaventure ne t'était advenue de leur fait, mais tu redoutais de finir comme eux. Rien ne justifiait pourtant ta crainte. Tu n'étais pas solitaire, pauvre, alcoolique, abandonné. Tu avais une famille, une femme, des amis, une maison. Tu ne manquais pas d'argent. Mais les clochards étaient comme les spectres annonciateurs d'une de tes fins possibles. Tu ne t'identifiais pas aux gens heureux, et dans ta démesure, tu te projetais dans ceux qui avaient tout raté, ou rien réussi. Les clochards incarnaient le stade ultime d'un déclin vers lequel ta vie pouvait tendre. Tu ne les prenais pas pour des victimes, mais pour les auteurs de leur propre vie. Aussi scandaleux que cela paraisse, tu pensais que certains clochards avaient choisi de vivre ainsi. C'est ce qui t'inquiétait le plus : que tu puisses, un jour, choisir de déchoir. Non pas t'abandonner, ce qui ne serait qu'une forme de passivité, mais vouloir descendre, te dégrader, devenir une ruine de toi-même. Les souvenirs d'autres clochards revinrent à ta mémoire. Tu ne pouvais t'empêcher, lorsque tu en voyais, de t'arrêter à distance pour les observer. Ils ne possédaient rien, vivaient au jour le jour sans domicile, sans objets, sans amis. Leur dénuement te fascinait. Tu t'imaginais vivre comme eux, abandonnant ce qui t'avait été donné et ce que tu avais acquis. Tu te détacherais des choses, des gens et du temps. Tu t'installerais dans un présent perpétuel. Tu renoncerais à organiser ton futur. Tu te laisserais guider par le hasard des rencontres et des événements, indifférent à un choix plutôt qu'à un autre."



P.S : Les photographies, y compris celle qui orne la couverture du Folio, sont d'Edouard Levé.

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Commentaires
H
L'idée oui Jean-ollivier ;o)
J
Merci pour ces beaux extraits. le dernier extrait, celui du clochard résonne en moi (je cite), mais tout autrement : je vois le portrait à l'encre d'un moine zen ivre, une peinture-calligraphie du XVII ème siècle japonais. je n'ai pas la référence exacte, mais vous voyez l'idée.
J
il en va ainsi des lectures et des lecteurs. Les affinités électives, as they say...<br /> Cependant je m'en veux toujours -mais trop tard- de certaines confessions... chitttt, je devrais apprendre à taire certains maux; au moins!<br /> <br /> Les brumes de San Francisco sont déjà là, à portée de main, dès que j'aurai fini Les Etats Désunis.<br /> On y reviendra, c'est sûr et heureux.
H
Merci Jibé. Je pensais, en effet, que ce texte de Levé vous toucherait. Un peu pour vous que j'ai pris le temps de recopier de longs passages. Vous ne pouvez pas le savoir, vu que je ne me suis pas étalé sur les détails de ma vie, mais, moi, je sais, ayant lu qques unes de vos confessions, que nous avons qques points communs. M'étonne pas alors que certains auteurs nous touchent directement alors que d'autres n'y voient qu'alambic (et pas des limbes..désolé, sale jeu de mots... ;o)...)<br /> <br /> Pozner, c'est vraiment ma découverte de fin d'année 2009. Cela faisait longtemps que je n'avais plus découvert qqun que j'admire en 2 pages. Le démarrage des "Etats-Désunis", j'ai adoré. Depuis, j'ai lu "Le mors au dent" et la moitié de "Les brumes de San Francisco". C'est vraiment très très bon, agréable aussi de lire qqun, qui en 1985, avait encore une telle "foi" dans le roman. Vraiment, si vous avez aimé "Les Etats-Désunis", lancez-vous dans les brumes de San Francisco. <br /> De toute façon, je devrais y revenir...<br /> Bàv.
J
D'abord, merci du cadeau, Harmonia. D'avoir si vite donné à lire des extraits. <br /> Je peux le dire aussi, ces textes "résonnent" en et pour moi. Je veux dire qu'il m'est aisé de me les approprier. Pas seulement du fait du thème, le suicide, mais surtout (aussi) du fait de cette écriture là et de cette observation quasi clinique de l'un par l'autre. Tout fut reconstitué de sa vie à la lumière ou dans l'ombre de sa mort...C'est bien ainsi que cela se passe. Ce qui lui faisait le plus peur c'est le "devenir-clochard". Entre ne rien posséder et n'avoir rien à perdre, entre craindre de se perdre et se tuer, provoquer sa perte, tout se répond. <br /> J'écris comme ça vient, sans chercher à construire, et ça doit se sentir, mais tant pis.<br /> Bref, je vais lire ce livre.<br /> <br /> (j'ai commencé les Etats désunis, c'est très très fort)
L'astragale de Cassiopée
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