Georges Duhamel : "Géographie cordiale de l'Europe"
En 1931, paraissait "Géographie cordiale de l'Europe" de Georges Duhamel au Mercure de France. Georges Duhamel a alors 46 ans et déjà une grande oeuvre ("Vie des martyrs" en 17 puis"Civilisation" qui a obtenu le Goncourt 1918).
"Géographie cordiale de l'Europe" est un petit texte qui nous emmène des paysages d'enfance de Duhamel (Ile de France puis Auvergne, Languedoc, Franche-Comté, Vosges) jusqu'au chant du Nord (Ode à la Finlande), en passant par la découverte de l'Europe d'avant la grande guerre (l'Italie par la marche, Suisse, Autriche, Allemagne du Sud), deux ou trois pages sur l'Europe piétinée de 1914-1918, un rappel du voyage de 1928 aux Etats-Unis (et le livre "Scènes de la vie future" dans lequel on retrouve les craintes intimes de Duhamel au contact du machinisme, des abattoirs de Chicago, et de la mise en place du système de crédit à la consommation), puis la Hollande et la Grèce.
Quelques passages :
" Juvénile désir de comprendre et de chérir ce monde qui nous était livré. Comme l'Europe nous semblait saine et claire! Comme elle sonnait bien sous les pas de ces jeunes hommes, brûlants d'une curiosité toute pareille à la tendresse!
[...]
Europe rayonnante! Europe saine et claire! Oui! comme la belle créature qui s'admire à son miroir, mais porte déjà dans le sein les germes d'une peste maligne. Gronde le tambour de 14, et la voilà piétinée, honnie, notre idylle européenne. Ainsi donc, il n'est rien qui ne sera, quelque jour, remis en question, pas même la forme et le mouvement de cette terre inexplicable, pas même la chute éternelle des astres dans un espace qui ne se peut concevoir. Et que pèse au milieu de tout cela notre misérable Europe?
Il est dur de vivre, honnête homme, coeur loyal, ferme esprit, dans ces époques où, soudain, toutes les idées deviennent folles, où toutes les doctrines prennent le mors aux dents, où tous les monuments s'écroulent, où le soir tâche vainement à relever ce qu'a détruit le matin.
Et cependant, je joue mon rôle, dans cette lente catastrophe. J'ai, comme tant d'autres, ma tâche, mon fardeau, ma tristesse. Mais l'exaspérante fatigue de chaque jour et de chaque nuit n'est encore que peu de chose au prix du tourment secret : restituer un ordre, dans cet univers en déroute; retrouver la règle, la loi, dans cette émeute de toutes les certitudes."
"Que la paix, que le fantôme de la paix se dresse entre les brandons, s'avance à travers les ossuaires, et me voici, de nouveau, lancé sur les chemins d'Europe.
Fini le temps du sac, du bâton, des souliers de cuir pesant. Suis-je moins vigoureux, moins allègre? Peut-être. Chargé, surtout, de souvenirs et de soucis. Alourdi de souvenirs et d'espérance. Miguel de Unamuno m'a dit un jour : " Les jeunes gens ne savent pas bien ce que c'est que l'espoir. Pour avoir beaucoup d'espoir, il faut avoir beaucoup de souvenirs."
" Je n'entends pas abandonner à des chimères une vie déjà plus qu'à demi consumée; mais, comme le médecin qui en est à sa millième rencontre avec la mort et qui comprend tous les signes, je suis sûr que de grands périls vont faire ou défaire l'Europe, que l'Europe n'a pas le choix, qu'il lui faut ou se déclarer ou mourir.
En vérité, pour explorer, définir et mesurer mon Europe, je ne peux attendre que les diplomates aient achever leur inextricable partie d'échecs. Et non plus que les marchands aient cent fois repris et déchiré leurs contrats. N'ai-je donc pas ma tâche, mon oeuvre, sans lesquelles toutes autres ne sont qu'ombres et fumées? Que d'abord une Europe morale apparaisse comme possible!
Et je vais, de ville en ville, de frontière en frontière, de peuple en peuple, tantôt joyeux, tantôt déçu, tantôt entonnant dans le secret de mon coeur le chant funèbre de l'Europe, tantôt célébrant sa guérison et sa gloire."
Abattoirs de Chicago au début du XXème siècle
" Le phonographe à crédit, le poste de T.S.F. à crédit, la glacière à crédit et même l'automobile à crédit, -l'auto de plaisir à crédit, - et même et surtout enfin le voyage à crédit, autant de signes dans lesquels le spectateur attentif reconnaît de puissantes causes de désordre et d'abaissement moral. Les industries qui recourent à de pareilles méthodes avouent leur angoisse, affichent leurs difficultés. L'affreux désarroi des grandes nations fabricantes ne nous serait-il d'aucun enseignement? Malgré l'énergie, l'ingéniosité et mettons, pour être généreux, le génie des tentateurs, j'espère encore que la vieille obstination du paysan parcimonieux peut, une fois de plus, nous sauver de la folie envahissante."
Et, pour finir, une chanson de ces années là, de 1934, Albert Préjean interprète "La crise est finie"... Rien à voir, ni avec Duhamel, ni avec aujourd'hui... Quoique...