Le dernier Quignard, "La barque silencieuse"
Il me semble qu'en cette rentrée littéraire, il a été de bon ton de descendre le dernier Quignard. Motif déjà suffisant pour y revenir. Que j'aime et considère Quignard comme l'auteur d'une oeuvre majeure de notre époque en est un autre, et bien plus intéressant. Vient donc de paraître, au Seuil, le sixième tome de la série "Le dernier royaume", intitulé "La barque silencieuse"...(Quignard avait, à l'origine, prévu dix tomes pour ce dernier royaume qui a débuté avec "Les ombres errantes" prix Goncourt 2002)
Nous retrouvons, dans ce nouvel opus, la forme fragmentaire qu'affectionne Pascal Quignard. Fragments, contes, anecdotes littéraires et sur la vie d'écrivains, de penseurs, travail sur l'étymologie, érudition, "commerce" avec l'antiquité, qui lui permettent de dérouler une profonde méditation sur le suicide tout en poursuivant sa confrontation avec Lacan (confrontation qui est un des fils conducteurs de son travail)
Plutôt qu'une longue théorie à laquelle le "format" blog se prête mal, voici une promenade dans la barque silencieuse :
" Le livre ouvre l'espace imaginaire, espace lui-même originaire où chaque être est réadressé à la contingence de sa source animale et à l'instinct indomesticable qui fait que les vivants se reproduisent.
Les livres peuvent être dangereux mais c'est la lecture surtout, par elle-même, qui présente tous les dangers.
Lire est une expérience qui transforme de fond en comble ceux qui vouent leur âme à la lecture. Il faut serrer les vrais livres dans un coin car toujours les vrais livres sont contraires aux moeurs collectives. Celui qui lit vit seul dans son "autre monde", dans son "coin", dans l'angle de son mur. Et c'est ainsi que seul dans la cité le lecteur affronte physiquement, dans le livre, l'abîme de la solitude antérieure où il vécut. Simplement, en tournant simplement les pages de son livre, il reconduit sans fin la déchirure (sexuelle, familiale, sociale) dont il provient."
" Parce que la solitude précède la naissance, il ne faut pas défendre la société comme une valeur.
La non-société est la fin.
Sans cesse la pensée bute aux limites où la contraint sa source et où l'assujettit sa douleur.
Le mot français d'enfance est extraordinaire. Il vient du latin in-fantia. Il veut dire en français a-parlance. Il renvoie à un état initial, non social, qui fait source en chacun d'entre nous, et dans lequel nous n'avons pas acquis notre langue. Nous sommes du non-parlant qui doit apprendre la langue sur les lèvres des proches. Aussi, quoi que nous apprenions en vivant, en vieillissant, en travaillant, en lisant, nous sommes toujours des chairs où le langage défaille. Nous sommes toujours des anciens enfants, des anciens non-parlants, des bêtes vivipares, des êtres à deux mondes où la langue n'est ni naturelle ni sûre. Il y a une solitude antérieure au narcissisme; une terrible extase infante; un délaissement, une désolation qui fait le début des jours; c'est presque une extase en amont de l'extase, en amont de la contemplation, en amont de la lecture. Cette extase abyssale au fond de nous peut se radicaliser jusqu'à l'autisme. Une mélancolie catastrophique précède la conscience, repliant l'âme sur elle-même en circuit fermé. J'évoque le monde interne avant qu'il soit touché par le langage sensé, acquis, significatif, national. Temporellement cet état mélancolique précède la constitution de la conscience. Cet état précède l'identité. Si la conscience définit le langage en boucle, alors il faut que le corps ait eu le temps de consentir au monde sonore maternel, puis de l'acquérir, pour qu'il y ait rétroaction, puis réflexion, puis autoappréhension. Il faut au moins avoir vécu deux années. Ce circuit fermé avant la conscience, c'est l'espace du secret. Une renaissance et une reconnaissance de cette extase interne, telle est la lecture. Le lecteur peut adorer ce vertige - ou celui qui refuse de lire détester ce vertige - car ce vertige fut à leur source.
Le trait de l'orgasme est temporel : c'est la perte de la conscience de la durée. Ce trait est aussi celui de la lecture."
" La solitude du silence définit la solitude de l'abandon du langage au sein du langage. Non pas se parler seul (soliloquium) mais se sentir seul à partir du plus complet silence. Bion : "La capacité d'être seul est le but de la vie. C'est le fondement de la créativité". Mélanie Klein : "Se sentir seul est le programme"."
" Qui est sui dans sui-cide? Je pense que l'anglais "self" dans la pensée de Donald Winnicott traduit exactement le latin "sui" qui figure dans le mot latin inventé par Caramuel. C'est l'absence de ego qui est dans sum comme il l'est dans amo. C'est la position avant la circulation en boucle du langage acquis. C'est-à-dire avant le Ego cogito ergo sum - où sum pour dire toute la vérité se perd dans l'ego qu'il découvre.
L'ipséité définit le retour sur soi des émotions à l'intérieur du corps sans l'aide du langage c'est-à-dire loin en amont de la position ego.
Je pose qu'il y a déjà une forme d'ipséité dans la vie du foetus.
Un repliement suivi d'un retournement. Il y a déjà l'amorce d'un cercle écliptique dans l'âme infante. Winnicott pensait qu'il y avait une solitude antérieure au narcissisme. Mélanie Klein pensait qu'il y avait une désolation humaine encore plus ancienne. Dès l'origine apparaît un état voisin de la mort. Il faut faire l'hypothèse d'une extase dont la nature serait interne. Extase mortelle du contenant maternel à l'intérieur de soi. C'est là l'instance propre au suicide. Le sentiment de solitude qu'on éprouve jusque dans l'amitié, jusque dans la volupté, vient de l'impossible retrouvaille avec l'interne à partir de l'intérieur du monde intime. C'est l'impossible restauration de la consonance avec le contenant. C'est l'impossible réinsertion du contenu dans le contenant."